css.ch

Faire baisser les coûts de la santé grâce aux préférences sociales?

La détermination des préférences sociales est-elle un moyen fiable pour contribuer à la réduction des dépenses de santé? Christian Affolter, responsable des structures tarifaires à la CSS, et Fridolin Marty, responsable de la politique de la santé chez economiesuisse, ne sont pas d’accord.

Fridolin Marty, responsable de la politique de la santé auprès d'economiesuisse

Christian Affolter, responsable des structures tarifaires

Patrick Rohr, journaliste et photographe

23. mai 2018

Patrick Rohr: Monsieur Affolter, la CSS soutient le concept des préférences sociales parce que vous estimez que des économies peuvent ainsi être réalisées. Comment?
Christian Affolter: Je ne dis pas que tout s’améliorera grâce à ce modèle. Il nous aidera toutefois à mieux comprendre les assurés. En connaissant les préférences sociales, nous savons ce que les gens sont prêts ou non à dépenser pour la santé à la charge de l’assurance-maladie. Pas pour leur propre santé, mais pour celle des autres. Naturellement, on peut d’ores et déjà s’en faire une idée en lisant les commentaires de la presse people ou en suivant les débats sur les réseaux sociaux. Ce qui manque toutefois, c’est une enquête scientifique sur les préférences sociales.

P.R.: Mais le rôle des politiques n’est-il pas précisément de connaître les
préférences sociales de la population?

C.A.: Je prétends qu’ils ne savent pas combien les gens sont prêts à dépenser pour la santé des autres.

P.R.: Qu’en pensez-vous, Monsieur Marty? Les études sur les préférences sociales permettraient-elles vraiment de se rapprocher davantage de la population que ne le font les politiques?
Fridolin Marty: Je ne pense pas qu’il faille attendre beaucoup de ce concept. Peut-être qu’il apportera un peu plus de transparence dans le système. Mais au final, la décision revient aux politiques. Et dans une démocratie directe comme la Suisse précisément, les préférences sociales de la population sont bien connues, puisque que nous avons non seulement des élections, mais aussi des votations. Je constate avec inquiétude qu’aujourd’hui déjà, nous menons de plus en plus une politique de la démoscopie, et que les politiques s’orientent d’après les sondages au lieu de prendre leurs responsabilités. Rien ne remplacera la responsabilité politique, et sûrement pas un tel concept.
C.A.: Je ne suis pas d’accord. Il se peut que des bases populistes ou démoscopiques sous-tendent de plus en plus l’action des politiques. Le concept des préférences sociales sert toutefois à définir le contenu des conditions générales fixées sur le plan politique, précisément pour échapper aux débats dogmatiques relevant de la politique des partis. Je vous cite un exemple: quand nous nous demandons ce qui doit être pris en charge par l’assurance-maladie sociale, les règles sont fixées dans la LAMal: un traitement doit être efficace, adéquat et économique (critères EAE). L’efficacité peut être prouvée clairement. Pour le caractère économique, cela se complique. Mais qui dit qu’un traitement est adéquat?

«Nous avons un système de qualité, mais qui est loin d’être le meilleur du monde. Cependant, nous payons plus que quiconque pour notre santé.»

Christian Affolter

P.R.: Mon médecin.
C.A.: Tout à fait.

P.R.: Et vous voudriez à l’avenir confier cette évaluation à la population?
C.A.: Non, mais nous aimerions impliquer les gens. Une perspective sociale vient s’ajouter, qui va au-delà de l’individu. Prenons l’exemple du Viagra: ce médicament remplit les critères EAE. Toutefois, nous ne savons pas si la collectivité accepterait son remboursement par l’assurance-maladie obligatoire. Des études sur les préférences sociales permettraient de clarifier de telles questions à l’avenir.

P.R.: Mais n’y a-t-il pas là un danger, Monsieur Marty? N’est-il pas possible qu’une majorité de gens décide soudain d’exclure une minorité des soins médicaux?
F.M.: Dans le fond, je fais confiance à la population. Tout ce que les gens recherchent, c’est l’équité. Prenons la politique de l’asile: tant que les réfugiés qui arrivent en Suisse sont reconnaissants, respectent notre système, apprennent notre langue et veulent travailler, 80% à 90% de la population sont d’avis qu’ils peuvent venir. Par contre, si les réfugiés critiquent notre culture et ne veulent pas travailler, il ne faut pas leur venir en aide. C’est pareil pour la santé et l’assurance-maladie: si l’on sait que quelqu’un n’est pas responsable de sa maladie et fait tout pour être en bonne santé, on peut le soutenir.

P.R.: Si toutefois il est responsable aux yeux de la population, comme on l’a longtemps affirmé pour les malades du sida, c’est déjà plus compliqué.
F.M.: C’est précisément un problème bien connu. Et heureusement que le sida est maintenant accepté.

P.R.: Il se pourrait toutefois que de nouvelles maladies apparaissent, dont les gens sont comme vous dites «responsables». N’y aurait-il pas alors un risque que l’opinion se dresse contre un groupe?
F.M.: Absolument. Il faut être conscient que les préférences sociales ne sont pas stables et qu’elles peuvent être sujettes aux variations de l’opinion.
C.A.: Et qu’y aurait-il de mal à cela?
F.M.: Je ne dis pas que c’est mal. Je dis simplement que si l’on réalise une telle étude, il faut prendre conscience que ses résultats sont un instantané, et que les préférences sociales obéissent à des dynamiques. C’est pourquoi les politiques doivent continuer à prendre leurs responsabilités.
C.A.: Naturellement, il serait théoriquement possible que le résultat d’une enquête soit anticonstitutionnel, viole la protection des minorités, etc. Mais de toute façon, on ne peut empêcher ce débat, qui a lieu à la table du bistro pour le moment. Nous voulons que la position de la population appuyée scientifiquement soit connue.

«Rien ne remplacera la responsabilité politique, et sûrement pas un tel concept.»

Fridolin Marty

P.R.: Comment se fait l’analyse scientifique?
C.A.: Une série de questions est présentée aux gens. Du genre: faut-il privilégier le traitement des jeunes par rapport à celui des personnes âgées? Ou encore: quand est-il plus utile de prolonger une vie de quelques semaines au prix de plusieurs dizaines voire centaines de milliers de francs? Pour un jeune qui a encore besoin d’un mois pour tout régler et dire adieu à sa famille ou pour une personne de 80 ans qui voudrait vivre la naissance de son petit-enfant?
F.M.: Quelles questions délicates!

P.R.: Oui, mais on aurait enfin des réponses à ces questions, Monsieur Marty! On saurait ce que les gens pensent.
F.M.: Oui, mais c’est inutile sans responsabilité politique. Quand je suis interviewé en tant que citoyen, je n’ai aucune responsabilité à assumer. Je n’ai rien à financer, je ne dois répondre de rien. Cela pose problème selon moi.

P.R.: Mais les politiques ont-ils vraiment pris leurs responsabilités au cours de ces dernières années? Les coûts de la santé augmentent de manière incommensurable.
F.M.: Les coûts ne sont manifestement pas aussi élevés, puisque le peuple a rejeté tous les projets visant à les réduire. Les gens veulent les prestations et sont prêts à payer en contrepartie. Le problème est lié aux réductions des primes, qui n’ont pas évolué au même rythme que les coûts. C’est pourquoi la charge financière a fortement augmenté pour les personnes plus modestes. On peut se demander s’il ne serait pas plus utile d’augmenter les réductions des primes, ou au moins de ne pas les réduire.
C.A.: Quel écran de fumée! Nous allons droit dans le mur!
F.M.: Pas du tout.
C.A.: Bien sûr que si, parce que les coûts augmentent deux à trois fois plus vite que les salaires. A un moment donné, on ne peut plus se le permettre.
F.M.: Le bien-être d’une société ne provient pas uniquement des salaires. Nous avons aussi le revenu du capital.

Interview: Patrick Rohr

P.R.: Nous parlons là d’une petite partie de la population, Monsieur Marty. Beaucoup de gens ont du mal à subvenir à leurs dépenses de santé.
F.M.: J’en suis bien conscient: je veux dire que le système peut se le permettre, pas les ménages pris individuellement.

P.R.: Et ceux qui n’en ont pas les moyens ont besoin des réductions des primes, à la charge de la collectivité, ce qui ne fait que décaler le problème.
F.M.: Le problème n’est pas encore grave au point que la collectivité ne puisse plus se le permettre. Faisons un calcul simple: le produit intérieur brut (PIB) se monte à 600 milliards de francs. L’assurance obligatoire des soins (AOS) nous coûte 40 milliards de francs. Le PIB augmente de 2%, soit 12 milliards de francs. Si l’AOS enregistrait une hausse de 10%, ce qui n’a jamais été le cas, cela ferait 4 milliards. Donc seulement un tiers de la hausse du PIB. Peut-on ou non le financer?
C.A.: Je trouve qu’un tel calcul est plutôt limite!
F.M.: Je ne cherche pas non plus à minimiser l’évolution des coûts. Je veux simplement dire que, quelle qu’en ait été la raison, le peuple n’a jamais accepté une mesure de réduction des coûts.

«Il ne se passera rien, parce que beaucoup de gens profitent du système, et en politique, chacun sait qu’il peut se brûler les doigts.»

Christian Affolter

P.R.: Et pourquoi?
F.M.: Parce que notre société a les moyens de faire face et de conserver son système de santé.
C.A.: Non, le problème est que les gens ne sont pas suffisamment informés: demandez à la table du bistro si nous avons un système de santé de qualité. Tout le monde vous dira: il est de super qualité! Mais c’est faux. Nous avons un système de qualité, mais qui est loin d’être le meilleur du monde. Cependant, nous payons plus que quiconque pour notre santé.
F.M.: D’accord, vous n’avez pas complètement tort. Ce que j’ai dit se rapporte au passé. Je ne dis pas que les choses resteront ainsi éternellement. Tout peut changer, et il se peut que des projets de réduction des coûts obtiennent la majorité. Mais dans ce cas, les politiques interviendront pour rectifier le tir.
C.A.: Je ne le crois pas, justement. Le mécontentement de la population est d’ores et déjà perceptible, surtout au moment de l’approbation des primes. Le sujet de la qualité est peu à peu mis sur la table lui aussi. Aujourd’hui, l’attente pour que les responsables interviennent est déjà réelle. Toutefois, rien ne se passera, parce que beaucoup de gens profitent du système, et en politique, chacun sait qu’il peut se brûler les doigts. Sur le plan politique, personne n’a intérêt à toucher au domaine de la santé. Nous n’avons pas besoin de nouvelles règles, nous en avons déjà suffisamment. Il faudrait toutefois appliquer celles que nous avons déjà, par exemple les critères EAE. Et les préférences sociales nous fournissent des arguments dans ce sens.

P.R.: Ainsi, les politiques ont tout simplement peur de prendre leurs responsabilités, Monsieur Marty?
F.M.: Les politiques font leur travail. Mais effectivement, quelque chose cloche dans la mise en application des règles, nommément celles de la loi sur l’assurance-maladie. On voit bien les lacunes de la mise en œuvre, mais au lieu de les combler, on crée de nouvelles lois et réglementations. Néanmoins, je fais confiance à notre système politique. Il est efficace et ne chavire pas face aux nouveaux courants.

Fridolin Marty

Fridolin Marty, économiste, (au centre) est responsable de la politique de la santé auprès de l’organisation faîtière des entreprises suisses, economiesuisse. Auparavant, il a occupé diverses fonctions chez santésuisse et faisait partie de la Commission fédérale des médicaments (CFM).

Christian Affolter

Dr Christian Affolter, pharmacien, est responsable des structures tarifaires auprès de la CSS depuis 2013. Auparavant, il était responsable de l’unité de direction Politique de la santé auprès de l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) et chef du département Bases fondamentales chez santésuisse.

Patrick Rohr

Patrick Rohr est journaliste et photographe. A Zurich, il possède sa propre agence de communication et de production médiatique. Il a été rédacteur et animateur dans des émissions de la télévision suisse alémanique («Schweiz aktuell», «Arena», «Quer», etc.) jusqu’en 2007.

©2024 CSS