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Assurance de base: fixer les prestations via les préférences sociales?

Dans le domaine de la santé, les règles du jeu ne sont pas les mêmes que dans l’économie de libre marché. Elles rentrent dans le cadre législatif et les chercheurs ne s’y sont pas vraiment intéressés jusqu’ici. Ne serait-il pas intéressant de savoir comment la société souhaiterait que l’argent soit utilisé dans l’assurance de base sociale?

Prof. Michael Schlander, Dr. Harry Telser, Barbara Fischer, dirigeants de l’étude SoPHI

23. mai 2018

Nos ressources sont limitées, contrairement à nos besoins et envies. Ce conflit de base est vrai pour pratiquement tous les domaines de la vie. Transformer les ressources limitées en biens et services, puis les répartir entre les besoins illimités des personnes représente un vrai travail herculéen, rarement présenté de manière explicite. Dans la plupart des cas, nous faisons confiance à l’économie de marché en tant qu’élément régulateur. Dans celle-ci, différentes entreprises essaient de proposer, en se faisant mutuellement concurrence à partir des ressources limitées, les produits et services qui satisfont au mieux les préférences des clients.

Dans le système de marché, le prix joue un rôle essentiel pour ce contrôle décentralisé. Si le prix d’une marchandise A est élevé, cela montre que la demande est importante et l’offre limitée. Pour les prestataires, c’est un signal les incitant à augmenter leur production. Ainsi, les ressources pour fabriquer d’autres marchandises moins demandées sont prélevées et affectées à la production de la marchandise A. En conséquence, les ressources limitées sont utilisées où elles confèrent la plus grande utilité aux gens et satisfont le mieux leurs préférences.

Ce système fonctionne de manière exceptionnelle dans de nombreux secteurs. D’innombrables entreprises veillent à ce que nous bénéficions par exemple d’une offre alimentaire variée, adaptée à nos préférences, mais abordable. Il en va de même pour d’autres biens et services dans les industries textile et automobile, la coiffure, la télécommunication, etc.

L’économie planifiée du système de santé

Le seul système de marché ne fonctionne toutefois pas partout. Dans le domaine de la santé, la Suisse poursuit l’objectif politique que toute la population bénéficie d’un accès global aux prestations de santé. Le système de marché est régulé par une assurance-maladie qui est obligatoire pour tous, avec une quote-part relativement modérée. Comme les primes sont réduites pour les personnes qui ne peuvent se les payer, ces dernières peuvent quasiment solliciter des prestations gratuitement. Les coûts qui en résultent sont pris en charge par la collectivité par le biais des primes d’assurance.

Dans ce système, le prix des services ne produit plus son effet signal. Comme les prix ne sont pas payés par ceux qui demandent des prestations, ils ne reflètent plus le niveau de la demande et ne donnent plus d’indications sur la manière optimale d’affecter les ressources limitées. Comme la sollicitation n’a pas de prix, les besoins théoriquement illimités s’expriment pleinement. Même les prestations qui coûtent très cher et améliorent relativement peu la santé sont demandées. Quand les gens sont malades, ils veulent souvent ce qu’il y a de mieux pour les soigner.

Il n’est donc pas étonnant que les dépenses de santé augmentent constamment et qu’environ 12% du PIB soient aujourd’hui affectés au système de santé. Ces ressources ne sont plus disponibles pour une autre affectation, par exemple pour améliorer le système social ou de formation. En conséquence, de nombreux efforts sont fournis pour maîtriser la hausse des coûts par le biais de réglementations étatiques. Dans ce contexte, on hésite de moins en moins à utiliser la manière forte. Ces derniers temps, des voix se sont donc élevées pour revendiquer le rationnement des prestations dans le domaine de la santé, par exemple en fonction de l’âge des patients. A certains endroits, le rationnement est déjà mis en œuvre. Ainsi, l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) a récemment limité l’accès aux nouveaux médicaments contre l’hépatite C, chers mais extrêmement efficaces, ce qui fait qu’ils n’ont été pris en charge que pour les patients souffrant de lésions hépatiques sévères.

Dans ce genre de régulation du système, les préférences de la population devraient jouer un rôle important. Tandis que l’offre s’oriente automatiquement en fonction des préférences des participants au marché sur un marché normal, ce mécanisme doit être garanti par une réglementation adéquate dans le système de santé. Pour cela, il faut que les préférences sociales soient connues. Autrement dit, il faut savoir comment la population souhaite que le système social de l’assurance-maladie soit organisé.

Grandeur inconnue

Aujourd’hui, on ne sait pas comment la population suisse aimerait régler le conflit entre les ressources limitées et les besoins illimités dans le système de santé. Notre société est-elle prête à accepter que des personnes très âgées ou moins malades ne bénéficient plus de certaines prestations de l’assurance-maladie? Ou la population est-elle peut-être même favorable à ce que des ressources supplémentaires soient injectées dans le système de santé parce qu’elle en retire une utilité plus grande par rapport aux autres utilisations?

Les préférences sociales en rapport avec le domaine de la santé ne peuvent pas être observées directement parce que précisément, aucune décision du consommateur n’est prise pour ou contre des prestations de santé à un prix rentable. Des sondages sont donc nécessaires pour mieux connaître la manière dont la population voudrait que le système de santé soit organisé. Les enquêtes sur le système de santé réalisées auprès de la population ne manquent pas. Certaines sont même périodiques. Mais toutes présentent le même problème, à cause duquel elles ne permettent pas de déterminer les préférences sociales: les personnes sondées peuvent exprimer un avis gratuit.

Par avis gratuit, on entend que les personnes sondées peuvent indiquer l’importance d’une prestation ou d’une caractéristique donnée du système de santé sans que cela entraîne des conséquences négatives. Ainsi, il n’est pas étonnant que tout soit important dans les sondages normaux. La population fait par exemple prévaloir le caractère indispensable des préparations originales ou le libre choix du médecin. Dans la réalité, on observe toutefois que les patients sont disposés à accepter des génériques en lieu et place des préparations originales en échange d’une rémunération financière. La majorité des Suisses ont même abandonné volontairement le libre choix du médecin. Ils ont opté pour les modèles de Managed Care de leur assureur-maladie et se sont ainsi engagés à ne consulter que certains médecins déterminés au préalable en cas de maladie.

Des expérimentations aux solutions

Pour recenser les préférences sociales effectives, il faut donc placer les personnes interrogées face à des décisions dans le cadre desquelles elles doivent s’acheter des améliorations, sur le plan hypothétique tout au moins. Le sondage pointe ainsi le caractère limité des ressources. Les expériences de marché parfois appelées Discrete Choice Experiments (expériences des choix discrets) dans les ouvrages spécialisés sont particulièrement adaptées. Lors de celles-ci, des produits hypothétiques sont présentés aux personnes sondées, qui se différencient par leurs caractéristiques et entre lesquels elles doivent se décider. Ainsi, on simule une situation de marché courante que les participants connaissent très bien dans d’autres domaines. Ils ne doivent pas donner leur avis sur des caractéristiques spécifiques du système de santé, mais uniquement décider entre différents scénarios. Quand les choix entre des scénarios tout à fait différents sont très nombreux, il est possible d’en inférer les préférences des personnes sondées à partir de méthodes statistiques. On peut déterminer les critères qui ont pesé le plus ou le moins dans les décisions. Le caractère interchangeable de ces critères peut également être mesuré. Cela signifie que l’on calcule combien de personnes sondées seraient disposées à renoncer un peu à un critère pour bénéficier davantage d’un autre critère. Si le prix est un critère, cette interchangeabilité montre la disposition de la population à payer une amélioration de l’autre critère.

Pour déterminer les préférences sociales dans le système de santé, une expérience de marché est adaptée, dans laquelle les personnes sondées doivent choisir entre différents contrats d’assurance. L’assurance de base actuelle peut alors servir de point de départ. Elle est ensuite comparée avec d’autres contrats d’assurance, qui prévoient certaines modifications dans le catalogue des prestations. Il pourrait par exemple y avoir un nouveau médicament hypothétique, qui ne serait pas remboursé par l’assurance de base, mais serait pris en charge dans le contrat d’assurance alternatif. En contrepartie, la prime de caisse-maladie du contrat alternatif serait plus élevée. Comme il s’agit d’une expérience, on peut ajuster les propriétés du médicament hypothétique en fonction des questions précises par rapport auxquelles on souhaiterait déterminer les préférences sociales. Ainsi, le médicament pourrait par exemple n’avoir une utilité que pour les patients d’une certaine tranche d’âge. On aurait ainsi un médicament qui ne serait utile que pour les enfants ou que pour les patients d’un certain âge, ce qui permettrait d’inférer les préférences sociales dans la perspective du rationnement lié à l’âge.

Régulation selon les préférences

Il existe maintenant des techniques éprouvées de mesure des préférences. Il est important de rendre constamment visible le caractère limité des ressources. C’est le seul moyen de montrer comment le système de santé social doit être organisé pour que les préférences de la population soient prises en compte. La connaissance des préférences sociales améliore la cohérence et, au bout du compte, l’acceptation de la réglementation dans le système de santé.

Prof. Michael Schlander, Dr. Harry Telser, Barbara Fischer

Le Prof. Michael Schlander et le Dr Harry Telser dirigent ensemble l’étude SoPHI aux côtés d’un comité scientifique directeur international. Elle repose sur les résultats du projet SwissHTA et du projet international URD («Evaluation of Ultra-Rare Disorders») (tous deux placés sous la direction scientifique de Michael Schlander, Centre allemand de recherche sur le cancer, Université de Heidelberg, et Institute for Innovation & Valuation in Health Care de Wiesbaden), ainsi que sur l’expertise et l’expérience économétriques des méthodes DCE («Discrete Choice Experiment») de Polynomics à Olten (Harry Telser, Barbara Fischer).

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