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«On dramatise la pénurie de personnel avec des cas isolés»

Werner Widmer, Sonja Hasler, Peter Peyer
Y a-t-il pénurie de personnel dans le secteur de la santé? Un constat trop alarmiste selon l’économiste de la santé Werner Widmer. Pour Peter Peyer, directeur de la santé du canton des Grisons, la pénurie est non seulement réelle, mais elle durera des années. Si leurs avis divergent, leurs solutions se ressemblent.

Peter Peyer, Conseiller d’Etat socialiste et chef du Département de la justice, de la sécurité et de la santé

Werner Widmer, Economiste de la santé

Sonja Hasler, Journaliste et présentatrice

19. octobre 2023

Les gros titres des journaux sont alarmistes: «Des ambulances bloquées aux urgences», «Un EMS ferme tout le service», «Opérations reportées dans des hôpitaux». La situation est-elle aussi dramatique qu’on le prétend dans les Grisons, Monsieur le conseiller d’Etat?
Peter Peyer
: On ne peut pas dire que la situation est dramatique, mais il est clair que nos institutions n’ont pas de surplus de personnel. Les Grisons sont un grand canton, la situation varie selon les régions. Dans les régions frontalières, la situation s’est améliorée grâce au personnel venu d’Italie. Ailleurs, des services ont également été fermés dans les hôpitaux ou des arrêts d’admission ont été décrétés dans les EMS. Les services d’aide et de soins à domicile ont également dû restreindre leur offre. Les personnes nécessitant des soins ne sont par exemple plus lavées trois fois par semaine, mais seulement deux.

Monsieur Widmer, vous avez dirigé plusieurs hôpitaux pendant de nombreuses années, qu’observez-vous en ce moment?
Werner Widmer
: Je pense que les médias diffusent une fausse image et donnent au public le sentiment que les hôpitaux sont à bout de souffle. Selon les statistiques, le nombre de personnes soignantes et de médecins par personne n’a jamais été aussi élevé dans le secteur hospitalier. On noircit le tableau sur la base de cas isolés, qu’il faut bien sûr prendre au sérieux.

Mais de nombreux hôpitaux et maisons de soins tirent la sonnette d’alarme. Selon des études, 13 500 postes dans le secteur de la santé ne sont pas pourvus à l’heure actuelle, et 300 personnes soignantes quittent la profession chaque mois. Peut-on vraiment parler de cas isolés?
Werner Widmer:
Là aussi, on dramatise. Si 300 personnes abandonnent chaque mois, cela correspond à 3600 par an. Sur 71 000 postes à temps plein dans le secteur des soins dans les hôpitaux, cela représenterait 5% et une durée d’exercice dans la profession de 20 ans. Il s’agit d’un excellent bilan. Ce qui est dommageable, c’est que l’association professionnelle des infirmières et infirmiers ainsi que le PS ont constamment dénigré la profession infirmière lors de la campagne de votation sur l’initiative sur les soins infirmiers. Il n’est donc pas étonnant que ces professions n’attirent plus les jeunes.
Peter Peyer: Je ne suis pas du tout d’accord. L’initiative sur les soins infirmiers revalorise l’image de la profession et la rend plus attrayante, c’est une bonne cause. Mais je suis d’accord avec vous sur un point, Monsieur Widmer: il faut éviter de tomber dans l’apitoiement, qui est une spirale négative. Il ne faut ni dramatiser ni banaliser. Il est certain que les institutions doivent repenser leur culture, leurs conditions d’embauche, leur conception du management, les possibilités de participation des collaboratrices et collaborateurs. Il faut revoir la répartition des services, notamment. C’est ce que j’entends aussi de la part des policières et policiers de mon département. Une planification des services peu attrayante peut faire beaucoup de dégâts, il y a là un grand potentiel d’amélioration.
Werner Widmer: C’est ce que je pense aussi. De nombreux problèmes sont internes, propres à l’hôpital. J’ai récemment dirigé un travail de master qui analysait les raisons pour lesquelles le personnel soignant restait aux soins intensifs. La planification des services était un point important: les soignantes et soignants veulent avoir leur mot à dire. Les hôpitaux doivent tout faire pour garder les gens. C’est directement lié à la culture des établissements.

«Les institutions doivent repenser leur culture: leur conception du management, les possibilités de participation.»

Peter Peyer

Dans la situation actuelle, est-il justifié d’injecter des milliards de deniers cantonaux dans de nouvelles constructions hospitalières? Cela ne renforce-t-il pas la pénurie de personnel?
Werner Widmer
: Oui, les hôpitaux créent chaque année davantage de postes de médecins et de personnes soignantes. Les directions des hôpitaux ont le sentiment que leur institution doit toujours croître pour ne pas régresser. Cette pensée pseudo-économique est erronée. L’objectif ne doit pas être la croissance, mais l’amélioration de la santé de la population.
Peter Peyer: Je vois les choses de manière plus nuancée. La population suisse augmente, le système de santé doit suivre le rythme. Chez nous aussi, dans les Grisons, il y a de nombreux projets de construction, mais le nombre de lits n’augmente pas. C’est une question de qualité. Bien sûr, on peut discuter de l’utilité de chambres à un lit au lieu de chambres à deux lits ou à quatre lits. Cela est lié aux exigences de plus en plus élevées de la population.
Werner Widmer: Je n’ai rien contre les chambres individuelles, elles font aujourd’hui partie du standard. Elles ne nécessitent pas plus de personnel et réduisent la durée du séjour à l’hôpital, parce qu’on y dort mieux par exemple. Sans vouloir insister, je crois que nous ne devrions pas proposer plus de lits ni créer plus de postes dans le secteur stationnaire. Nous devrons miser davantage sur les traitements ambulatoires. Dans certains cas, «Hospital at home» est une bonne alternative à l’hospitalisation.

Que nous le voulions ou non, à l’avenir, le secteur de la santé devra composer avec une diminution de personnel. Que devrait-on faire dans cette situation?
Peter Peyer
: Nous allons connaître une période de vaches maigres et, en raison de la démographie, la lutte pour embaucher du personnel qualifié sera encore plus rude. Le personnel doit par conséquent être affecté là où il est vraiment nécessaire. Par exemple, le nombre de cas mineurs augmente très rapidement dans les services d’urgences. Je connais une personne qui s’est coupé au doigt avec une feuille de papier et qui s’est rendue aux urgences. Il faut agir sur les compétences des gens en matière de santé, afin que le personnel ne soit pas surchargé avec des cas qui ne nécessitent pas d’intervention.
Werner Widmer: Un autre exemple: depuis la pandémie de coronavirus, de plus en plus de jeunes de 25 à 45 ans consultent leur médecin de famille. Ils ont l’impression d’être malades alors qu’ils n’ont rien.

Cela mobilise évidemment des ressources …
Werner Widmer
: Exactement. Je tiens aussi à mentionner l’augmentation des tâches administratives. Une médecin-assistante en médecine interne m’a récemment raconté son emploi du temps. Elle voit des patientes et patients le matin seulement. L’après-midi, elle ne fait que du travail de bureau. Le fait que les cantons et les caisses-maladie exigent toujours plus de documents est le signe d’une méfiance à l’égard des hôpitaux. Pourquoi ne pas procéder plutôt à des contrôles aléatoires et punir les brebis galeuses par de lourdes amendes en cas d’infraction délibérée aux règles? Le personnel aurait ainsi beaucoup plus de temps pour s’occuper de l’essentiel, à savoir la santé des patientes et patients.
Peter Peyer: Je me demande si ce sont les cantons ou les assureurs qui créent cette bureaucratie. Il s’agit sans doute d’une volonté d’obtenir une sécurité sans faille, caractéristique de notre mentalité. Pourquoi un médicament déjà autorisé en Europe est-il à nouveau contrôlé en Suisse? Pourquoi mon médecin de famille m’examine-t-il, fait-il des analyses de sang et des radiographies, puis m’envoie-t-il à l’hôpital où les mêmes examens sont refaits? Ce ne sont là que deux des nombreux doublons du système qui mobilisent des ressources.

«Nous ne devrions pas proposer plus de lits, mais miser davantage sur les traitements ambulatoires.»

Werner Widmer

Ne faudrait-il pas aussi envisager des mesures impopulaires, par exemple en fusionnant les petits hôpitaux avec les grands lorsqu’il n’y a pas assez de personnel?
Peter Peyer
: Cela fonctionne peut-être dans le canton de Zoug ou de Zurich, mais pas chez nous dans les Grisons. Des facteurs géographiques et topographiques nous obligent à garantir les soins de base dans de petits hôpitaux. De plus, des études montrent que les gens préfèrent travailler là où ils habitent. Si une infirmière du Val Müstair devait se rendre jusqu’à Scuol pour travailler, elle quitterait tout simplement la branche et aggraverait la pénurie de personnel.
Werner Widmer: Je suis du même avis. Le problème du personnel ne sera pas résolu de cette manière, car le nombre de patientes et patients reste le même. Je serais uniquement favorable à ce qu’un mauvais hôpital ne reçoive pas le soutien politique nécessaire à sa survie et qu’on le laisse décliner, faute de patientes et patients et de personnel.
Peter Peyer: Notre solution consiste à organiser des régions de soins de santé et à y affecter le personnel de manière flexible. Si les services d’aide et de soins à domicile ou les EMS manquent de personnel, ils peuvent s’entraider, car ils sont proches géographiquement et collaborent étroitement.
Werner Widmer: En théorie, de tels réseaux de soins sont une bonne idée. Mon expérience m’a toutefois montré que peu de personnes étaient prêtes à travailler un jour à l’hôpital et le lendemain dans les soins à domicile. Le sentiment d’appartenance à une équipe est souvent très fort.
Peter Peyer: Cette situation devra changer, car la pression augmente. Nous ne pouvons plus dire que nous ne ferons pas quelque chose parce que nous ne l’avons jamais fait. Il faut à la fois une ouverture du personnel et une ouverture de la société. Peut-être qu’à l’avenir, chez nous aussi, des membres de la famille devront assumer certaines prestations d’assistance, comme en Italie.

Monsieur Widmer, avez-vous d’autres idées de ce qu’il faudrait faire pour pallier la pénurie de personnel?
Werner Widmer
: Oui, nous devons d’abord changer notre approche avec les cas mineurs. Les patientes et patients doivent assumer une plus grande part des responsabilités et des coûts. Je serais en faveur d’une franchise en fonction du revenu. Les personnes aisées paieraient davantage elles-mêmes lorsqu’elles ont recours à des prestations de santé. Les personnes qui n’ont pas d’argent continueraient de ne rien payer. Ainsi, on réfléchirait davantage avant de solliciter une visite médicale ou un traitement de confort. Les primes baisseraient parce qu’on devrait sortir davantage son porte-monnaie, et ce serait plus équitable.
Peter Peyer: Je suis pleinement en faveur d’une quote-part en fonction du revenu. Une des propositions est également de payer une taxe lorsqu’on se rend aux urgences d’un hôpital, mais cela se discute. Que se passerait-il si quelqu’un ne pouvait ou ne voulait pas payer cette taxe et recevait des soins trop tard? Cela pourrait même coûter beaucoup plus cher.

Interview: Sonja Hasler; photos: Gian Paul Lozza

Pour terminer, j’aimerais aborder un sujet délicat: le rationnement. Nous connaissons le triage de l’époque du coronavirus, quand on décidait qui devait avoir un respirateur ou un lit aux soins intensifs. Devons-nous parler ouvertement de rationnement en raison du manque de personnel?
Werner Widmer: Le rationnement est une autre menace. En Suisse, nous avons le système de santé le plus cher d’Europe par personne. S’il fallait parler de rationnement en Suisse, imaginez en Allemagne ou en France, où il y a beaucoup moins de médecins et de personnel soignant. Si la situation était aussi grave, les patientes et patients de ces pays seraient déjà à la rue depuis longtemps.
Peter Peyer: Personne en Suisse ne veut de rationnement, et encore moins le personnel. J’insiste sur l’importance de la compétence en matière de santé. Aujourd’hui, nous pensons que le prix élevé des primes d’assurance-maladie nous donne droit à tout, peu importe le prix, peu importe l’utilité et peu importe notre âge. C’est là que notre système se heurte à ses limites. Nous devrions plutôt réfléchir aux interventions qui améliorent réellement la qualité de vie. Nous devrions également réfléchir davantage à comment rester en bonne santé. C’est en ce sens que je demande aux caisses-maladie de prendre leurs responsabilités. Les personnes en bonne santé sont celles qui pèsent le moins lourd sur le système de santé.

Peter Peyer

est conseiller d’Etat socialiste et chef du Département de la justice, de la sécurité et de la santé du canton des Grisons depuis 2019. Auparavant, il a occupé, entre autres fonctions, celle de secrétaire syndical du Syndicat des services publics (SSP) et du Syndicat du personnel des transports (SEV).

Werner Widmer

est économiste de la santé et a été chargé de cours aux universités de Saint-Gall et de Lucerne. Pendant de nombreuses années, il a été directeur de différentes institutions, notamment de l’hôpital universitaire de Zurich, du Bürgerspital de Soleure et du Diakoniewerk Neumünster.

Sonja Hasler

est journaliste à la radio SRF et présente notamment l’émission de discussion «Persönlich». Elle a présenté les émissions «Rundschau» et «Arena» à la télévision suisse alémanique jusqu’en 2015.

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