Le faux procès du fédéralisme

Chaque année, lorsque les nouvelles primes d’assurance-maladie sont annoncées, c’est le même rituel. Bien que les différences de primes cantonales reflètent entre autres les disparités en matière de planification hospitalière et de prise en charges des soins de premier recours, le responsable de l’explosion des coûts est souvent tout trouvé: le fédéralisme. Aussi, toujours plus de voix s’élèvent pour réclamer une planification nationale des hôpitaux, l’introduction d’une loi fédérale sur la santé, ou encore la création d’une caisse unique. Des bonnes idées?
Redistribuer les cartes
Dans le domaine de la santé, le fédéralisme exige le recours à de nouvelles approches, y compris au-delà des frontières cantonales.

26 laboratoires d’expérimentation
Une centralisation priverait notre société d’un élément clé du secteur de la santé: l’innovation! Une organisation décentralisée favorise la concurrence entre les cantons, les assureurs et les fournisseurs de prestations et encourage ainsi le développement de nouvelles solutions. Dans toutes les régions, les initiatives bouillonnent. Le modèle de soins intégrés sur l’Arc lémanique, avec l’Ensemble hospitalier de la Côte et la CSS par exemple. Ou le Réseau de l’Arc dans le Jura bernois, soutenu par un assureur, un groupe hospitalier et le canton de Berne. Ou encore dans les Grisons, la prise en charge de la naissance aux soins de longue durée intégrée dans une seule institution, par exemple dans la région de l’Engadine et du Prättigau.
De même, la concurrence a poussé les assureurs-maladie à offrir des modèles d’assurance alternatifs avec lesquels la personne assurée s’engage à d’abord consulter son médecin de famille, un centre de télémédecine ou une pharmacie, avec succès. Aujourd’hui, ces modèles séduisent plus de trois quarts des assurées et assurés.
Une souplesse adaptée aux besoins locaux
Le fédéralisme permet d’organiser le secteur de la santé en fonction des priorités locales, qu’elles soient sanitaires ou financières. Chaque canton ajuste les subsides aux primes d’assurance selon ses objectifs (voir figure page 8).
Par exemple, le canton de Vaud limite les dépenses de primes à 10% du revenu des ménages. Ainsi, près de 36% de la population vaudoise (contre 28% en moyenne suisse) profitaient en 2023 de ces subsides. D’autres cantons, comme celui de Bâle-Campagne, préfèrent octroyer des subsides de manière plus ciblée: seuls 20% des personnes en bénéficiaient, mais les montants sont plus élevés (environ 260 francs par mois et par bénéficiaire, contre environ 200 francs en moyenne en Suisse). Ces approches différenciées reflètent les priorités régionales et la diversité des besoins.
260 francs ont été dépensés en moyenne par subside dans le canton de Bâle-Campagne, ce qui est davantage que dans le reste de la Suisse.
Pointure 43 pour toutes les personnes assurées?
Bien sûr, un système décentralisé peut créer des doublons ou maintenir des structures trop petites pour être rentables ou pour permettre une spécialisation. Mais est-ce qu’un modèle uniformisé serait vraiment plus économique, et si oui, à quel prix?
Par analogie, si on imposait à toute la population d’avoir des chaussures de la même pointure, on réaliserait des économies d’échelle qui permettraient de baisser les coûts. Mais est-ce que la population serait mieux chaussée? Certes, les besoins en soins pour un individu ne dépendent pas de son code postal. Mais la prise en charge de ce patient dépend du contexte géographique, culturel et
social ainsi que de l’enchevêtrement des fournisseurs de prestations professionnels et bénévoles dans sa région.
Et surtout, les partisanes et partisans d’une centralisation du système de santé pensent souvent que c’est le meilleur modèle (c’est-à-dire «la pointure» qu’ils préfèrent) qui s’imposera dans toute la Suisse. Or, ce sera surtout le modèle qui récolte le plus large soutien des lobbies et des partis qui sera choisi. Pas sûr qu’une uniformisation basée sur les besoins des Genevois ou des Zurichois plaise aux citoyennes et citoyens des régions plus rurales, qui aujourd’hui profitent de primes plus basses.
36 % de la population vaudoise bénéficiait de subsides en 2023.
Les dangers de l’esprit de clocher
Cependant, le fédéralisme n’est pas exempt de défauts. Les hôpitaux publics, souvent les plus grands employeurs régionaux, sont l’objet de conflits d’intérêts. Dans la fixation des tarifs hospitaliers, les conseillères et conseillers d’Etat chargés de la santé doivent jongler entre la défense des citoyennes et citoyens payeurs de primes (qui implique un tarif bas) et la protection des revenus des établissements hospitaliers (qui exige un tarif haut).
Souvent, c’est la voix du personnel de l’hôpital (et le poids électoral qu’il représente) qui l’emporte. Ainsi, des structures désuètes ou redondantes sont parfois maintenues. Trop d’hôpitaux pratiquent des interventions complexes sans atteindre les volumes minimaux pour garantir la qualité. Une étude 1 révèle que plus de la moitié des hôpitaux suisses ne respectent pas les seuils recommandés par la Conférence suisse des directrices et directeurs de la santé.
Des soutiens cantonaux taillés sur mesure
Certains cantons versent des subsides pour les primes maladie de manière ciblée, mais avec des montants plus élevés que la moyenne suisse (cadran en haut à gauche), alors que d’autres limitent les subsides, mais touchent une plus grande part de la population (cadran en bas à droite).

Pour un fédéralisme plus efficace
C’est donc bien plus l’esprit de clocher («le Kantönligeist») que le fédéralisme qui est à remettre en question. Pour corriger ces dérives, il faut d’abord améliorer la gouvernance des établissements publics. Une structure juridique plus flexible, comme celle d’une société anonyme à but non lucratif, ou une gouvernance d’entreprise qui limite les interférences politiques, par exemple en réduisant le nombre de sièges au conseil d’administration sur la base de couleurs partisanes, pourrait renforcer leur efficacité.
Encourager la coopération intercantonale, mais au sein d’une région de soins, est également essentiel. Des initiatives comme l’Hôpital Riviera-Chablais entre les cantons de Vaud et du Valais ou la planification hospitalière commune en Suisse orientale (Saint-Gall, Appenzell Rhodes-Intérieures et Appenzell Rhodes-Extérieures) montrent que des collaborations régionales aboutissent à des solutions mieux acceptées par la population.
Enfin, la transparence sur la qualité des soins est cruciale. La population confond encore trop souvent proximité avec qualité. Des indicateurs clairs, mesurant les résultats pour des maladies spécifiques (troubles cardiovasculaires, cancers, etc.), permettraient d’évaluer objectivement les performances des établissements. Cette transparence encouragerait les spécialisations là où une institution a un savoir-faire particulier et favoriserait les collaborations intra- et intercantonales là où elles sont nécessaires.
Plutôt que de céder à l’appel d’une centralisation, il est donc essentiel de renforcer les points forts du fédéralisme, tout en corrigeant ses faiblesses. C’est dans cette approche équilibrée que réside le potentiel d’un système de santé à la fois innovant, flexible et adapté aux besoins variés de la population suisse.
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