«Le système desanté est unservice public»

A votre avis, Anne-Geneviève Bütikofer, un transfert accéléré vers l’ambulatoire fera-t-il mourir nos hôpitaux à petit feu?
Anne-Geneviève Bütikofer: Absolument pas! Il est vrai qu’au regard de la loi, un hôpital est avant tout un établissement dans lequel sont dispensés des soins stationnaires. En réalité, nos hôpitaux proposent déjà de nombreuses prestations ambulatoires, et cette offre est appelée à se développer. Encourager le transfert vers l’ambulatoire est sans contredit notre objectif.
La Suisse a pourtant l’un des taux de prestations ambulatoires les plus bas au monde.
Anne-Geneviève Bütikofer: Il y a encore beaucoup de travail à faire, c’est clair. Mais nous n’avons pas le choix: tout le monde, y compris les instances politiques et la population, souhaite renforcer le transfert vers l’ambulatoire. Les avantages sont évidents: un séjour plus court à l’hôpital permet de soulager le personnel hospitalier, de réduire les taux d’infection et de diminuer les coûts d’infrastructure. Les soins ambulatoires ont de beaux jours devant eux, mais nous ne pourrons jamais nous passer totalement des soins stationnaires. L’hôpital doit servir aux personnes qui nécessitent réellement des soins stationnaires.
Prêt au décollage?
Au-delà des réformes financières, le transfert vers l’ambulatoire nécessite une véritable force de propulsion et des idées porteuses.

Monsieur le Conseiller d’Etat, la Suisse a un taux de prestations ambulatoires de 20%, presque trois fois moins élevé dans des pays européens comparables. Qu’est-ce qui explique ce fossé?
Thomi Jourdan: Nous réfléchissons selon un modèle qui est dépassé. Tous les acteurs de notre système de santé sont coincés avec de vieilles réglementations et de vieux schémas de coûts qui ne pourront pas répondre convenablement aux futurs besoins en matière de soins. Nous devons passer d’une planification hospitalière à une planification des soins intégrée. Et nous avons besoin des bonnes incitations pour y arriver. Aujourd’hui, personne n’a de raison de changer quoi que ce soit. Les fournisseurs de prestations sont moins bien payés pour un traitement ambulatoire que pour un traitement stationnaire. De leur côté, les clientes et clients, qui payent des primes élevées, veulent en avoir pour leur argent et ne pas risquer de recevoir des soins incomplets.
Ils veulent être sûrs de recevoir dès le début l’entièreté des prestations?
Thomi Jourdan: Exactement, du moins en apparence. Et enfin, il y a les assurances qui, avant l’EFAS, n’avaient pas réellement intérêt à faire changer les choses, puisque les cantons assumaient une grande partie des coûts stationnaires.
Est-ce que cela va changer avec l’introduction de l’EFAS, Madame Bütikofer?
Anne-Geneviève Bütikofer: Sans financement adéquat, l’EFAS ne changera rien. Tant que les soins ambulatoires ne seront pas rémunérés suffisamment, comme c’est le cas actuellement, personne n’aura intérêt à promouvoir le transfert vers l’ambulatoire. Aucun directeur de la santé ne veut que ses établissements soient déficitaires. Si les cantons commencent à financer le secteur ambulatoire, ils auront également intérêt à ce que celui-ci couvre ses coûts.
Cela dit, avec TARDOC et les nouveaux forfaits par cas, il existe désormais un nouveau modèle tarifaire pour le secteur ambulatoire. Cela ne résout-il pas les problèmes?
Anne-Geneviève Bütikofer: A plus long terme, oui, c’est l’idée. Mais tant que nous serons assujettis à la neutralité des coûts, c’est-à-dire sans possibilité d’augmenter les tarifs, nous continuerons d’enregistrer de grosses pertes. L’une des raisons est que le Conseil fédéral prévoit un plafonnement des coûts de 4% pour les prestations ambulatoires, sachant que la croissance normale des coûts pour un hôpital est de 7%. Nous devons résoudre ce problème. Sinon, les mauvaises incitations perdureront, et il y aura toujours plus de prestations dans le domaine stationnaire.
Ce qui n’est pas l’intention initiale.
Thomi Jourdan: En fait, tous les acteurs doivent nourrir l’ambition d’ériger un nouveau système et, pour ce faire, ils doivent être prêts à composer avec un haut degré de complexité. Cela signifie, par exemple, de reconnaître qu’un hôpital peut essuyer temporairement des pertes, sachant qu’à terme, cela se répercutera positivement sur les coûts de la santé.
Pouvez-vous être plus précis?
Thomi Jourdan: Les traitements ambulatoires sont, certes, moins chers que les traitements stationnaires, mais il arrive souvent que les coûts ne soient pas entièrement couverts. Cela signifie, dans certains cas, que l’hôpital doit présenter des comptes annuels négatifs, ce qui n’est pas idéal du point de vue des cantons.

Croyez-vous que les hôpitaux demeureront pour les cantons des gouffres financiers?
Thomi Jourdan: Etant favorable à l’économie et à la pensée libérales, je reconnais que le système de santé est aussi un service public. Cela signifie que je suis prêt à mettre à la disposition de la population des soins de base étendus, même si cela a un coût.
Vous seriez donc prêt à combler le déficit évoqué par Madame Bütikofer?
Thomi Jourdan: Si cela est plus avantageux pour le système dans son ensemble, pourquoi pas? J’examine actuellement la possibilité d’introduire un tarif ambulatoire cantonal. Cela signifierait qu’en tant que canton, nous réduirions la différence entre les tarifs stationnaires et ambulatoires en introduisant un tarif supplémentaire, de sorte qu’il y ait une incitation à traiter les cas «limites» en ambulatoire. Pour cela, nous n’avons pas besoin d’argent frais. Nous pouvons utiliser une partie de l’argent que nous économisons sur les séjours stationnaires.
Cela ne permettrait pas vraiment de faire des économies.
Thomi Jourdan: Si, bien sûr, car les prestations ambulatoires restent moins chères même avec un tarif supplémentaire. Or, aujourd’hui, la différence est si grande que les fournisseurs de prestations n’ont pas d’intérêt à promouvoir le transfert vers l’ambulatoire. Et c’est cela que nous devons changer.
Anne-Geneviève Bütikofer: Il est urgent d’adapter les tarifs ambulatoires aux coûts réels. Si les cantons continuent de financer le déficit à leur façon, le système demeurera tel qu’il est, tout simplement. Aujourd’hui déjà, chaque canton optimise les comptes à sa manière. Ce n’est pas viable.
Si vous faites la même chose dans le domaine ambulatoire, Monsieur Jourdan, cela ne changera rien à cette défaillance du système.
Thomi Jourdan: Bien sûr, sur le plan tarifaire, il serait important d’apporter des changements structurels. Mais en attendant, nous devons utiliser les leviers que nous avons au niveau cantonal pour renforcer le transfert vers l’ambulatoire.
Cela risque de créer à nouveau un énorme patchwork. Madame Bütikofer, ne pensez-vous pas qu’une solution commune serait plus judicieuse?
Anne-Geneviève Bütikofer: Je trouverais difficile de recourir à une solution globale sur le plan national. Cela ne correspond pas à notre système fédéraliste. Bien que les cantons soient souverains en matière de santé, ils doivent aussi travailler ensemble. Nous devons collaborer davantage au niveau régional, suprarégional et supracantonal afin de trouver de nouveaux modèles et de nouvelles voies dans cet écosystème de la santé en pleine transformation.

D’après vous, Monsieur Jourdan, les cantons en font-ils déjà assez à cet égard?
Thomi Jourdan: Non, je ne crois pas. Je pense que les cantons doivent faire comprendre aux instances fédérales que le débat sur la planification hospitalière est beaucoup trop limité. La médecine se diversifie, il existe de nouvelles possibilités technologiques. Tant que les cantons continueront de mener une planification hospitalière axée exclusivement sur les cas stationnaires, ils resteront aveugles et impuissants face à la complexité du système.
Pensez-vous que les hôpitaux en font assez pour promouvoir les soins ambulatoires?
Thomi Jourdan: Non, car la rémunération est nettement plus généreuse pour les soins stationnaires, ce qui les incite à opter pour ce mode de traitement le plus souvent. Cela contrevient au principe d’économicité. Nous devons pousser la réflexion beaucoup plus loin. Nous n’avons pas encore parlé des centres de santé que nous souhaitons créer: ils sont bien équipés et proposent des traitements ambulatoires décentralisés, avec des horaires étendus. Avec de tels centres, les soins stationnaires coûteux seraient beaucoup moins attrayants. Par ailleurs, nous devons renforcer le recours à la télémédecine et intégrer davantage les pharmacies en tant que points d’accès faciles.
Ce qui nous ramène à ma question de départ, Madame Bütikofer: les hôpitaux ne jouent-ils pas leur avenir avec le transfert vers l’ambulatoire?
Anne-Geneviève Bütikofer: Je vois les choses autrement. Pour moi, les hôpitaux demeurent au centre du système, mais ils jouent un rôle différent, avec de nouvelles formes de collaboration et de nouveaux partenaires. Nous devons penser en termes de nouvelles structures, nous inspirer de «Hospital at home» par exemple, fournir des prestations plus près du domicile, etc.
Et que deviendra le parc hospitalier que nous avons maintenant?
Anne-Geneviève Bütikofer: Nous trouverons une autre utilité aux bâtiments. Il faut des locaux pour dispenser les soins ambulatoires; nous ne soignerons pas les patientes et patients en plein air.
Thomi Jourdan: Cette question nous interpelle aussi, bien évidemment. Nous devrons bientôt nous prononcer sur un investissement pour notre hôpital cantonal, et je m’interroge sur la taille du projet, surtout si nous souhaitons augmenter l’offre ambulatoire non pas de 10% ou 20%, mais de 30%. Il est important de construire intelligemment afin de pouvoir réutiliser l’infrastructure existante d’ici 30 ans.
Anne-Geneviève Bütikofer: Ce processus est en effet déjà en cours depuis longtemps. Dans les années 1980, nous avions deux fois plus d’hôpitaux qu’aujourd’hui. Nous avons réutilisé une partie des bâtiments au lieu de simplement les détruire.

A court terme, cependant, le problème est que les hôpitaux doivent éponger d’énormes déficits. Si nous trouvions le moyen de les maintenir à flot, nous pourrions nous épargner toute cette discussion.
Thomi Jourdan: Les hôpitaux luttent contre la récente hausse des coûts, c’est vrai, mais ils peuvent aussi faire des économies. Au cours des deux dernières années, nous avons passé notre hôpital cantonal au peigne fin et avons découvert un grand potentiel d’amélioration. Nous l’avons ensuite chargé d’apporter des changements substantiels pour optimiser l’efficacité. Le canton a posé cette condition afin d’envisager une quelconque contribution financière aux infrastructures.
Anne-Geneviève Bütikofer: A mon avis, la solution à court terme est d’augmenter les tarifs afin de s’adapter au renchérissement, puisqu’ils ne sont pas indexés. Ce serait une mesure applicable sur-le-champ et qui serait fort utile.