«Une pression concertée peut faire bouger les choses»
Madame Bienz, vous travaillez dans un grand hôpital. Combien de temps les médecins passent-ils à soigner leurs patientes et patients versus à exécuter des tâches de bureau?
Nora Bienz: Les internistes sont en tête de liste. Sur une journée de travail de dix heures, ils passent en général environ deux heures auprès des patientes et patients et peut-être encore une heure l’après-midi pour les nouvelles admissions. Chez nous, aux soins intensifs, c’est un peu plus. Le reste du temps, on fait des tâches administratives.
En étiez-vous consciente lorsque vous avez choisi cette profession?
Nora Bienz: Non, on ne le réalise que petit à petit, et c’est un choc pour plusieurs d’entre nous.
Victime de la bureaucratie?
Bien qu’indispensable, la bureaucratie frôle souvent le vide administratif. Quelle charge administrative le système de santé peut-il supporter?
Monsieur Zeltner, vous avez également fait des études de médecine. La charge bureaucratique vous a-t-elle amené à choisir une carrière de gestionnaire plutôt qu’une carrière de médecin dans un hôpital?
Thomas Zeltner: Non, ce n’était pas la raison. Au tout début, j’ai travaillé comme médecin suppléant dans un cabinet médical. C’était le bon vieux temps. Il n’y avait alors que peu de tâches administratives et, dans notre cabinet, deux infirmières s’en chargeaient. Je pouvais m’occuper des patientes et patients. Par la suite, j’ai travaillé pendant une année en chirurgie clinique et, là aussi, il y avait nettement moins de travail administratif qu’aujourd’hui.
Qu’est-ce qui explique cette augmentation?
Thomas Zeltner: Autrefois, la médecine était peut-être moins efficace, mais elle était simple et sûre. Aujourd’hui, elle est plus efficace, mais aussi plus complexe et liée à de nombreux dangers potentiels. Un hôpital est un établissement à haut risque. Il faut tout contrôler deux fois, comme dans un avion.
La lourdeur bureaucratique serait donc le prix à payer pour le progrès médical?
Nora Bienz: En partie, oui. Nous faisons aussi de la médecine de sécurité. En tant que médecin, nous ne voulons pas avoir à répondre d’une erreur. Aujourd’hui, nous devons tout justifier, même ce que nous ne faisons pas.
«D’abord, j’envoie un fax au service, puis j’appelle pour dire que j’ai envoyé un fax.»
Nora Bienz
Si les infirmières déchargeaient autrefois Monsieur Zeltner d’une grande partie des tâches administratives, pourquoi n’est-il plus possible de déléguer aujourd’hui?
Nora Bienz: En fait, il y a beaucoup de choses que l’on pourrait déléguer, mais cela représente aussi une charge. Sans compter que des informations risquent de se perdre.
Ce que vous décrivez tous les deux me fait penser à la grenouille qui, dans une eau de plus en plus chaude, s’aperçoit trop tard qu’elle est en train de s’ébouillanter. Monsieur Zeltner, en tant qu’ancien chef de l’OFSP, vous êtes en partie responsable du fait que l’eau devient toujours plus chaude.
Thomas Zeltner: (il réfléchit longuement) Je ne vois pas les choses ainsi. Ce qui se passe dans les hôpitaux est de la responsabilité des directions d’établissements. Il est possible que l’on n’ait pas encore pris conscience de l’évolution dans les hôpitaux. Mais il serait grand temps de le faire. Il faut peut-être créer une nouvelle catégorie d’emploi qui se chargerait des tâches administratives. Il n’est pas plus avantageux de faire réaliser ces tâches par les assistantes et assistants. Ils n’ont pas fait sept ans d’études pour cela.
Madame Bienz, peut-être faudrait-il que vous et vos collègues fassiez pression pour que les choses changent?
Nora Bienz: Nous le faisons déjà. Le problème, c’est que de nombreux médecins n’enregistrent pas leur temps de travail ou ne le font pas correctement pour ne pas avoir de problèmes avec le chef …
… parce qu’ils travaillent trop longtemps?
Nora Bienz: Oui. Et c’est ainsi que de nombreuses heures de travail effectuées n’apparaissent nulle part. Naturellement, cela représente un grand avantage pour l’hôpital. Car les médecins-assistantes et médecins-assistants sont ainsi une main-d’œuvre relativement bon marché pour ce qu’ils font.
Et ils ne se défendent pas parce qu’ils sont au bas de l’échelle hiérarchique?
Thomas Zeltner: Oui, et c’est compréhensible. Toutefois, nous constatons régulièrement que les changements se font de bas en haut. Lorsque nous avons modifié les tarifs des laboratoires à l’époque où je dirigeais l’OFSP, les médecins de famille sont descendus dans la rue pour manifester. Nous avons ensuite corrigé la situation. Une pression concertée peut dans tous les cas faire bouger les choses.
L’ancien chef de l’OFSP appellerait-il à la désobéissance civile?
Thomas Zeltner: Je n’irais pas jusque-là. Mais les assistantes et assistants ont des règles de travail claires. Ne pas les faire appliquer signifie que l’on profite des gens. Les cantons devraient exercer ici leur devoir de surveillance.
Nora Bienz: Nous menons actuellement une enquête pour savoir si les heures de travail sont enregistrées, et comment. Nous voulons savoir si l’on part du principe que les médecins-assistantes et médecins-assistants travaillent jusqu’à ce que tout soit terminé et s’ils enregistrent leur temps de travail supplémentaire.
Thomas Zeltner: Travailler 80 heures par semaine n’est pas seulement mauvais pour l’équilibre de vie des assistantes et assistants. C’est aussi une question de sécurité car, s’ils sont trop fatigués, ils peuvent faire des erreurs.
Nora Bienz: C’est intéressant de vous entendre dire cela en tant qu’ancien chef de l’OFSP. La nouvelle loi sur la qualité est entrée en vigueur récemment, et on n’y fait aucune mention des conditions de travail des médecins-assistantes et médecins-assistants.
N’est-ce pas un critère de qualité important?
Nora Bienz: Si. L’ASMAC a soulevé cette question lors de la consultation, mais le sujet n’a visiblement intéressé personne. On veut augmenter la qualité, mais personne ne veut regarder de près si les personnes concernées peuvent vraiment fournir la qualité exigée. Cela me choque.
Thomas Zeltner: Je crois aussi que l’on doit se pencher à nouveau sur cette question.
Qui entendez-vous par «on»?
Thomas Zeltner: Les soins de santé relèvent de la compétence des cantons.
«Les petits pas ne suffisent plus, il faut faire un grand bond en avant.»
Thomas Zeltner
A-t-on suffisamment recours aux technologies modernes pour réduire la bureaucratie?
Nora Bienz: Le problème est que chaque hôpital a son propre système informatique et bricole un peu de son côté. A l’Hôpital de l’Ile, à Berne, nous avons enfin un système auquel toutes les cliniques ont accès.
Vous n’aviez pas encore un tel système?
Nora Bienz: Non, les urgences travaillent avec un système différent du nôtre, aux soins intensifs, et les autres cliniques travaillent encore avec un autre système. Par conséquent, le simple fait de transmettre des données au sein de l’hôpital constitue parfois un défi.
Comment cela se passe-t-il en général?
Nora Bienz: Lorsque les collègues des urgences prennent en charge une patiente ou un patient, ils remplissent un rapport dans le système. Ensuite, le rapport est imprimé, et on me l’apporte aux soins intensifs.
Vraiment? Est-ce qu’il y a encore des fax à l’Hôpital de l’Ile?
Nora Bienz: Bien sûr!
Et à quoi servent-ils?
Nora Bienz: On les utilise par exemple pour demander des radiographies. D’abord, j’envoie un fax au service, puis j’appelle pour dire que j’ai envoyé un fax.
Pour vous assurer que les collègues voient le document?
Nora Bienz: Oui. Ensuite, ils numérisent le document. L’ASMAC est en train d’optimiser les processus, mais les hôpitaux ne démontrent pas beaucoup d’intérêt en ce sens.
Monsieur Zeltner, vous avez été directeur de l’OFSP jusqu’en 2009. A l’époque, le numérique était déjà en plein essor. L’OFSP a-t-il raté l’occasion de prendre part à cette évolution sous votre direction?
Thomas Zeltner: La numérisation nécessite des partenariats. Si on envoie encore des fax aujourd’hui, c’est que le corps médical en exercice accepte cette situation. Dans de nombreux cabinets médicaux, il n’y a toujours pas d’ordinateur.
Et nous sommes en 2023 …
Thomas Zeltner: Oui.
Pourquoi les médecins préfèrent-ils envoyer des fax plutôt que des e-mails?
Nora Bienz: A la fin des années 2000, j’ai fait un stage chez un médecin de famille. Ce médecin tenait à jour une fiche manuscrite pour chaque patiente et patient. Il devait avoir une cinquantaine d’années à l’époque et a estimé que cela ne valait pas la peine d’investir des milliers de francs dans un système informatique. Je peux le comprendre dans une certaine mesure.
Les appareils de reconnaissance vocale sont-ils utilisés par le corps médical? Ils permettraient au moins d’éliminer la rédaction de rapports.
Nora Bienz: Absolument, ils existent déjà dans certaines cliniques. Mais ces systèmes ne sont pas bon marché et doivent être paramétrés pour chaque voix. Lorsque 70 médecins-assistantes et médecins-assistants travaillent dans un service, comme c’est le cas en médecine interne à l’Hôpital de l’Ile, et que le personnel change souvent, cela représente beaucoup de travail.
Ne serait-ce néanmoins pas un énorme soulagement?
Nora Bienz: Si, mais pas au début. Dans la première phase, tout nouveau système implique un surplus de travail.
Madame Bienz, votre réaction me surprend: vous voyez les problèmes, mais vous comprenez que rien ne change.
Nora Bienz: Je comprends les enjeux. Le fait que nous ne changions rien malgré tout demeure pour moi incompréhensible. A ce rythme, nous en serons encore là dans 20 ans. Il est clair que nous devons changer quelque chose.
Thomas Zeltner: C’est intéressant. Dans la classification des systèmes de santé, la Suisse figure toujours dans le trio de tête, avec le Danemark et les Pays-Bas. Cela comprend également la satisfaction des patientes et patients. C’est bien là le problème: les gens sont extrêmement satisfaits du système.
Cela explique-t-il qu’il n’y ait pas de pression pour apporter des changements?
Thomas Zeltner: Exactement. Et c’est pourquoi il faut faire deux choses: regarder de près qui fait quoi, puis utiliser les possibilités offertes par l’intelligence artificielle. Il faut faire des essais pilotes.
La pression doit-elle venir d’en haut?
Thomas Zeltner: Mon expérience montre qu’en fin de compte, il faut quelques personnes qui veulent vraiment changer les choses. Prenons l’exemple du centre des paraplégiques à Nottwil. C’est l’œuvre d’une personne qui s’est donné pour objectif de mettre en place en Suisse le meilleur système de rééducation au monde.
Quand le dernier fax sera-t-il envoyé à l’hôpital?
Thomas Zeltner: (il réfléchit longuement) En 2030?
Nora Bienz: Je ne peux pas imaginer que nous n’aurons plus de fax dans sept ans. A l’Hôpital de l’Ile, peut-être, parce que nous sommes en train de mettre en place un nouveau système, mais je pense qu’il faudra attendre 2040 pour que les fax soient complètement éliminés.
Thomas Zeltner: (il rit) En fait, je voulais aussi dire 2040, mais j’ai pensé que je pouvais mettre un peu de pression avec un pronostic plus optimiste.
Si le dossier électronique du patient (DEP) était plus abouti, beaucoup des problèmes dont nous avons parlé seraient résolus.
Nora Bienz: Le DEP n’est pas structuré. Une collection de PDF n’apporte rien à un médecin. Pour que le DEP fonctionne vraiment, il faut une structure logique avec des fonctions de recherche et de filtre.
Thomas Zeltner: Si la pandémie nous a appris quelque chose, c’est que nous devons absolument investir dans les technologies numériques. Les petits pas ne suffisent plus, il faut faire un grand bond en avant. Parfois, cela m’énerve de ne plus pouvoir dire: «Allez enfin de l’avant!» (il rit)