«En 2030, il n’y aura plus que des modèles de soins coordonnés»
Patrick Rohr (PR): Il existe diverses conceptions des soins intégrés. J’aimerais d’abord savoir comment chacun de vous les comprend. Monsieur Spycher, que sont les soins intégrés pour vous?
Stefan Spycher (SS): Au sein de la Confédération, on préfère désormais le terme de «soins coordonnés». Il s’agit de se placer dans la perspective du patient qui a besoin de différents fournisseurs de prestations, lesquels doivent se concerter pour servir au mieux ses intérêts.
Quel avenir pour les soins intégrés?
Pourquoi le débat est-il si animé autour des soins intégrés? A quoi pourraient ressembler les différents modèles? Et quelles sont les conditions nécessaires à la mise en œuvre effective des soins intégrés?
PR: Et qui coordonne les interventions?
SS: Pour de nombreux patients, c’est le médecin de premier recours, c’est-à dire le médecin de famille, ce qui paraît logique. Mais, il peut aussi s’agir d’un spécialiste ou du service d’aide et de soins à domicile (Spitex).
PR: Monsieur Hubert, quelle est votre conception des soins intégrés?
Antoine Hubert (AH): Ma conception idéale des soins intégrés est celle du modèle de Kaiser Permanente aux Etats-Unis (cf. page 10; ndlr). Dans ce modèle, il n’y a plus de patient ni d’assuré, seulement des membres. Une cotisation annuelle fixe est versée au lieu d’une prime, l’organisation a donc tout intérêt à maintenir les membres en bonne santé. En tant que partie prenante de l’Hôpital du Jura bernois, nous envisageons d’y tester un modèle allant dans ce sens. Et nous serons bientôt en mesure de couvrir toute la chaîne de prise en charge.
«Aujourd’hui, nous devons encourager les jeunes gens en bonne santé à utiliser ces réseaux et veiller à les conserver.»
Antoine Hubert
PR: Un tel système fermé n’est-il pas contraire à la liberté de choix?
AH: En tant qu’assuré, vous pouvez bénéficier d’un choix total ou d’un choix limité, pour une prime moins importante. Si vous n’êtes pas satisfait, vous pouvez toujours réintégrer le système normal de primes à la fin de l’année.
PR: Adhérer à un système fermé en tant que membre – ce genre de modèle pourrait-il aussi fonctionner en Suisse, Monsieur Spycher?
SS: Avec le Managed Care, la Suisse a joué un rôle de précurseur. Nous avons mis en place les premiers centres HMO d’Europe au début des années 1990 et tous les regards étaient tournés vers nous. Lors de l’introduction de la LAMal en 1996, nous avons même inscrit dans la loi la possibilité de choisir différents modèles d’assurance. Malheureusement, il ne s’est pas passé grand-chose depuis. C’est pourquoi nous pensons qu’il faut accélérer le processus, car les avantages des soins intégrés sont incontestables.
PR: Serait-il possible d’établir de tels systèmes fermés en Suisse?
SS: Voici comment nous voyons les choses. Environ 90% des patients n’ont besoin de soins qu’épisodiquement. Ils entrent dans le système et en ressortent, par exemple après un accident ou une ablation de la vésicule biliaire. Ces personnes auront désormais une porte d’entrée pour accéder aux soins, comme avec le modèle du médecin de famille: ils recevront un «premier conseil santé» et entreront ensuite dans le système. Pour l’autre groupe, qui représente 5 à 10% des patients polymorbides, nous voulons établir des réseaux de soins coordonnés, comme les a décrits Monsieur Hubert, avec des psychiatres, des gynécologues, des médecins de famille, du personnel soignant, etc. Ces centres peuvent aussi être interconnectés virtuellement. L’essentiel est qu’ils couvrent toute la chaîne du secteur ambulatoire.
PR: Dans ces centres, la liberté de choix des patients serait toutefois limitée.
SS: Oui, vous avez raison. Mais, nous n’en sommes pas là. Aujourd’hui, nous voulons d’abord instaurer l’idée d’un point de contact pour un premier conseil santé, d’une part, et d’un réseau de soins coordonnés, d’autre part. Il s’agirait par ailleurs de mettre en place un paiement forfaitaire, et non une rémunération à l’acte, comme aujourd’hui.
PR: Un point essentiel de votre modèle, Monsieur Hubert: pas de rémunération à l’acte, mais un paiement forfaitaire. Si j’entends bien les propos de Monsieur Spycher, il semblerait que vos souhaits soient bientôt exaucés?
AH: Le problème, ce n’est pas la Confédération. Je viens du Valais. Si nous voulions centraliser l’orthopédie, par exemple à Martigny, nous ne devrions en aucun cas dire: à partir du 1er janvier, l’orthopédie est à Martigny pour tout le Valais. Tout le monde serait vent debout contre cette décision. Non, il faudrait simplement amener les meilleurs orthopédistes et le meilleur équipement à Martigny, et tous les Valaisans iraient là-bas de leur propre chef. Après cinq ans, on pourrait alors fermer tous les autres cabinets d’orthopédie. Nous devons simplement trouver les bonnes mesures d’incitation.
«La première version du DEP n’est certes pas optimale. Il s’agit d’une version de départ qui doit encore être développée.»
Stefan Spycher
PR: Vous croyez que les gens suivraient automatiquement? Il y a huit ans seulement, le projet Managed Care a été rejeté massivement par 75% des votants. Pensez-vous qu’il existe aujourd’hui une profonde volonté de changer de système?
AH: Il faudra une génération pour réaliser ce changement. Aujourd’hui, nous devons encourager les jeunes gens en bonne santé à utiliser ces réseaux et veiller à les conserver. Du côté des médecins aussi, il faudra une génération pour mener à bien ce changement, et beaucoup de jeunes praticiens se montrent très intéressés par de nouveaux modèles.
PR: Vous voyez les choses de la même façon, Monsieur Spycher?
SS: Aujourd’hui, les deux tiers de la population ont déjà un modèle d’assurance particulier.
PR: Un modèle de médecin de famille ou HMO, par exemple?
SS: Oui, c’est ça. C’est pourquoi nous pensons que l’idée du point de contact pour le «premier conseil santé» pourrait obtenir un soutien majoritaire. Les réseaux de soins coordonnés sont également attrayants pour les jeunes médecins. beaucoup ne veulent plus s’établir à leur compte, ils préfèrent être salariés au sein d’un réseau avec une excellente infrastructure technique. Et cela a un effet de levier pour les patients: s’ils se rendent compte que la qualité des réseaux est bonne, que les services connectés sont bien coordonnés et toujours bien documentés, ils finiront par les rejoindre de leur plein gré. Mais je suis d’accord avec Monsieur Hubert pour dire qu’il faudra une génération. Seule la contrainte pourrait accélérer le processus, mais cela est contraire à nos valeurs.
PR: Votre optimisme vous honore, Monsieur Spycher, mais quand je vois le temps qu’il a fallu pour que le dossier électronique du patient (DEP) soit enfin lancé cette année – et encore, sur la base du volontariat et avec un format PDF au lieu d’une véritable base de données…
SS: La première version du DEP n’est certes pas optimale. Il s’agit d’une version de départ qui doit encore être développée. Le DEP constitue l’épine dorsale des soins coordonnés. Dans certains pays, c’est une évidence depuis de nombreuses années; mais en Suisse, il nous a fallu dix ans pour l’introduire, c’est comme ça et il faut le respecter. Mais, à présent, nous pouvons aller de l’avant et utiliser cet instrument.
PR: Monsieur Hubert, une série de fichiers PDF suffira-t-elle à vos cliniques pour concrétiser votre idée des soins intégrés?
AH: Il faut bien commencer quelque part. Le DEP est une première étape, une incitation pour les différents acteurs à collecter des données. Maintenant, il nous reste encore à trouver le bon système pour qu’il puisse être renseigné automatiquement.
PR: Mais nous en sommes encore loin.
AH: C’est un travail colossal. En Suisse, nos 37 000 médecins doivent d’abord se connecter au système. Ensuite, il faudra simplifier le système en le rendant plus interactif et plus convivial. Mais ça va venir.
SS: Je suis heureux que Monsieur Hubert tienne ces propos. Et je suis tout à fait d’accord avec lui. Nous avons maintenant une configuration de départ avec le PDF. Bien sûr, les gens diront que c’est dépassé. Mais ça ne s’arrête pas là. Dès l’année prochaine, nous voulons intégrer des informations structurées (médicaments avec leurs posologies, vaccins, cartes d’urgence, etc.) dans le système et ce, à l’échelle de toute la Suisse. Et la numérisation dans le secteur de la santé nous offre des possibilités encore bien plus nombreuses. Par exemple, toutes les informations que vous collectez grâce aux applications santé de votre téléphone mobile peuvent être transférées dans le DEP.
AH: Et si le coronavirus a un avantage, ce sera bien celui d’accélérer le passage au numérique du système de santé.
PR: Je ne suis pas certain que tous les assurés souhaitent que leurs informations de santé soient rassemblées en un seul endroit sans savoir qui, dans la longue chaîne de prise en charge, peut y avoir pleinement accès…
SS: Pour chaque résultat, pour chaque document, vous pouvez décider parmi les 30’000 professionnels de la santé connectés quels sont ceux qui peuvent y avoir accès ou non. La question est de savoir si vous vous donnerez cette peine. Mais en principe, en tant que patient, vous avez un niveau élevé d’autodétermination. Et comme tout système informatique, celui-ci n’est pas sûr à 100%. Nous le développerons en veillant à ce qu’il soit le plus sûr possible et nous tirerons les leçons qu’il faudra. Mais ce serait une erreur de ne rien faire par crainte. Nous devons accepter qu’il y ait un risque et tout faire pour le minimiser.
PR: Il y a un acteur dont nous n’avons pas encore parlé jusqu’à présent: l’assureur. Monsieur Hubert, avec votre modèle dans le Jura bernois, n’enfoncez-vous pas des portes ouvertes auprès des assureurs-maladie?
AH: Quel est le but d’une assurance? Sa principale mission consiste à compenser les risques. Mais un algorithme peut aussi bien s’en charger. Il y a 20 ans, quand tout devait encore être fait manuellement, il fallait des assurances. Mais plus aujourd’hui, elles sont plutôt superflues. C’est aussi la raison pour laquelle les assurances ne s’intéressent pas vraiment à cette question. Les soins intégrés cannibalisent leur but réel.
PR: Monsieur Spycher, partagez-vous ce point de vue? Les assurances sont-elles devenues superflues?
AH: C’est le moment d’utiliser votre carte joker!
SS: En Suisse, nous avons déjà voté à plusieurs reprises sur l’introduction d’une caisse unique. Les résultats ont toujours été clairs. Je crois qu’il faut accepter que la population veuille plusieurs assureurs. Cela doit avoir un effet positif en créant de la concurrence, y compris entre les fournisseurs de prestations.
PR: Mais alors, ne devrait-on pas supprimer certains obstacles comme l’obligation de contracter?
SS: Je suis économiste. A strictement parler, dans le concept que nous avons en Suisse, à savoir une concurrence régulée, il n’y a pas d’obligation de contracter. D’un point de vue économique, l’obligation de contracter est un défaut du système. Mais la question est débattue depuis longtemps et je pense qu’il faut être pragmatique et accepter qu’on ne puisse rien y changer. Logiquement, nous devrions disposer de la liberté contractuelle.
PR: Le modèle intégré, comme vous l’avez proposé au tout début, Monsieur Hubert, ne fonctionnerait correctement qu’avec la liberté contractuelle?
AH: Oui, un modèle intégré ne peut pas fonctionner avec l’obligation de contracter. Mais le patient a heureusement le choix entre un système limité ou non. Et le système sans limites sera alors simplement plus cher.
PR: Et pour cela, n’avons-nous pas besoin de modifier la loi?
SS: La seule question est de savoir à quel rythme nous voulons avancer. Je maintiens qu’en 2030, nous n’aurons en Suisse que des modèles coordonnés. Si nous voulions introduire ces modèles dès maintenant, en 2020, il y aurait de fortes résistances. C’est un peu comme une plante délicate: nous devons la laisser germer et dans quelques années, nous pourrons la laisser prendre des forces. Et dans dix ans, nous aurons atteint notre objectif.