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La fragmentation, et pourquoi pas?

En dépit de l’importance croissante de la mise en réseau et de la coordination des soins, il n’existe au niveau mondial aucune définition commune des soins intégrés. Dès lors, est-il possible que ces derniers servent de support fonctionnel et communicatif pour répondre aux exigences liées à la réorganisation des soins de santé?

Peter Berchtold, ancien président du fmc

26. juin 2020

Nous sommes tous d’accord à ce sujet: la mise en réseau et l’intégration dans et entre les différents secteurs sont tout aussi essentielles à la bonne couverture des soins qu’une coopération intensive entre les professionnels de la santé. L’importance croissante de la mise en réseau et de la coopération tient principalement au fait que les moyens d’intervention diagnostique et thérapeutique sont de plus en plus spécialisés. Une plus grande spécialisation implique une répartition entre davantage de spécialistes et d’institutions, ce qui signifie que les parcours de traitement des patients seront divisés en sections de plus en plus petites.

Quel avenir pour les soins intégrés?

Telle est la toile de fond de la fragmentation des soins de santé qui fait aujourd’hui l’objet de nombreuses controverses – et ce, partout en Europe, même si les modèles et les efforts d’intégration peuvent varier d’un pays à l’autre. A cette situation unanimement dénoncée, une solution unique est proposée, à savoir l’intégration des soins. Mais que signifie cette notion?

Les origines de la fragmentation

En dépit de l’importance croissante de la mise en réseau et de la coordination des soins, la définition de ces notions reste floue partout dans le monde. Dennis L. Kodner, l’un des scientifiques les plus reconnus dans ce domaine, désigne ce labyrinthe comme «the imprecise hodgepodge of integrated care», c’est-à-dire un «enchevêtrement confus des soins intégrés». A première vue, un tel désordre peut être une source de problèmes. Mais en y regardant de plus près, on peut se demander si les soins intégrés sont réellement une approche à part entière ou s’ils servent simplement de support fonctionnel et communicatif pour la réorganisation des soins de santé. La preuve en est que le fossé entre les nombreux appels à une plus grande intégration et les tout aussi nombreux constats d’échec ne cesse de se creuser.

L’ambiguïté de la notion de «soins intégrés» soulève une autre question – et c’est peut-être là la cause du problème: d’où vient la fragmentation des soins de santé, que nous considérons comme le principal obstacle à l’amélioration des soins? L’une des raisons déjà mentionnée est la spécialisation. On évoque également le cadre légal, les responsabilités mal délimitées, la fragmentation des systèmes de rémunération et la divergence des intérêts des fournisseurs de prestations. Bien sûr, toutes ces raisons existent, mais elles n’expliquent pas tout. Comment se pourrait-il sinon que, dans pratiquement tous les systèmes de santé, nous observions les deux mêmes phénomènes: une fragmentation croissante d’un côté et une absence d’intégration de l’autre? N’existerait-il pas une autre explication, et quelles en seraient les pistes de réflexion?

Dans un «cas normal», la routine suffit

Grâce aux recherches menées sur la coopération entre les professionnels, nous savons aujourd’hui que les systèmes de santé sont axés sur des professions précises, et non sur le principe de l’interprofessionnalité. Cette orientation se justifie par le fait que les différents professionnels savent ce qu’ils ont à faire, et c’est là toute sa force. Par conséquent, une coordination entre ces professionnels n’est en général pas nécessaire. Prenons l’exemple d’un patient admis dans un service d’urgence et pris en charge par différents professionnels: chacun d’eux sait ce qu’il doit faire. Que ce soit le médecin urgentiste, l’anesthésiste, les infirmiers urgentistes ou le personnel soignant, tous savent comment intervenir. Ils sont tous formés et peuvent apporter leurs compétences de manière opportune, sans réel besoin de concertation et en ayant connaissance des processus habituels.

Cet exemple renvoie à une fonctionnalité de base du «cas normal»: pas besoin d’une coopération plus poussée, les processus routiniers et professionnels suffisent, et il n’y a quasiment rien de mieux en termes d’efficacité. Cela ne change que quand on sort du cadre normal. Par exemple, lorsqu’il ne s’agit plus de prendre en charge une seule maladie aiguë mais plusieurs maladies chroniques. La force de l’interaction entre les professionnels dans un «cas normal» devient alors une faiblesse, car chacun ne fait que ce dont il est responsable et certains aspects importants, tels que les effets secondaires d’une intervention chirurgicale ou des interactions médicamenteuses, peuvent être négligés. En d’autres termes, une coordination entre les professionnels est alors nécessaire, et c’est là que l’interprofessionnalité entre en jeu.

La fragmentation pour les «cas normaux»

A titre hypothétique, si l’on applique cette métaphore du «cas normal» à l’ensemble du système de soins, on parvient à une conclusion impressionnante: dans ce cas, la fragmentation des soins n’est pas nécessairement source de contrariété et elle est même synonyme d’un système de soins relativement efficace. Un malade de la grippe n’a besoin que d’une consultation chez un généraliste, un patient souffrant d’une appendicite n’a besoin que d’un petit hôpital disposant d’une salle d’opération. Ici aussi, une fonctionnalité de base du «cas normal» peut être acceptée. Nul besoin d’intégration ou de coordination particulière. Et si nous gardons à l’esprit que la majorité des patients ne souffrent pas de pathologies complexes, alors ce principe du «cas normal» peut se révéler à la fois puissant et efficace.

Pourtant, ce principe du «cas normal» est mis à mal dès lors que la prise en charge devient plus complexe et que ce ne sont pas uniquement un service de soins à domicile, un hôpital, un établissement spécialisé ou un généraliste qui sont impliqués, mais plusieurs prestataires en parallèle. Comme pour l’interprofessionnalité, la force de la gestion du «cas normal» devient sa faiblesse: pour les cas complexes, il faut davantage d’intégration et de coordination entre les institutions, ce qui implique la fourniture de soins intégrés. Il apparaît clairement que le «cas normal» est soumis à une pression de plus en plus importante et représente de moins en moins la norme. En effet, il devient toujours plus difficile de coordonner des spécialisations toujours plus nombreuses. Cela tient aussi au fait que l’augmentation des maladies chroniques, liée la démographie, sollicite de plus en plus fortement le système, en principe axé sur le traitement des crises aiguës (le fameux «cas normal»).

Deux points à retenir en conclusion

Tout d’abord, les systèmes de santé et les organisations qui les composent ont toujours été fondamentalement fragmentés. Le «cas normal» correspond à la réponse standard qui s’avère suffisante (et efficace) dans de nombreuses situations. Parallèlement à cela, le système de soins actuel fait face à une pression croissante à plusieurs niveaux et sa force risque de se muer en faiblesse – notamment pour la prise en charge de patients complexes, qui exige davantage de coordination et d’intégration. Il résulte de cette réflexion que la fragmentation («cas normal») tout comme la coordination et l’intégration (cas complexes) ont leur importance et leur utilité. Ceux qui appellent sans nuance à plus d’intégration en rejetant totalement la fragmentation ont déjà perdu. Et c’est là le point capital: nous ne réussirons à dispenser des soins intégrés que si nous différencions nos efforts d’intégration et les adaptons aux besoins des patients ainsi qu’aux différents contextes et établissements impliqués.

Peter Berchtold

Peter Berchtold est médecin spécialiste en médecine interne et, depuis 1999, il est aussi cofondateur et codirigeant du College-M (College für Management im Gesundheitswesen) de Berne. Il était par ailleurs président du fmc, le forum suisse des soins intégrés et vice-président de l’organisation suisse des patients (OSP).

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