«Les réserves sont des primes payées en trop»
Patrick Rohr: Avant de commencer, une clarification s’impose. Etes-vous tous deux d’avis que plus de douze milliards de francs de réserves est une somme excessive?
Armin Suter: Tout à fait. Deux raisons ont conduit à cette situation: d’une part, nous avons eu plusieurs bonnes années avec le placement de capitaux. D’autre part, en 2020, lors de la première année de pandémie, les coûts des prestations ont été beaucoup plus faibles car de nombreux traitements et consultations n’ont pas eu lieu.
Reto Wyss: Douze milliards, c’est trop, d’autant que les réserves ne sont rien d’autre que l’argent des primes payé en trop. Cet argent appartient aux gens. Outre les effets particuliers mentionnés par Monsieur Suter, il est important de rappeler que les réserves sont constituées précisément pour des événements tels qu’une pandémie. Aujourd’hui, bien que nous soyons confrontés à une telle crise, nous constatons que ces réserves n’ont pas été utilisées. Mieux encore, elles ont pu être renflouées! C’est bien la preuve que nous n’avons pas besoin de cette mine d’or, même en cas de crise. C’est pourquoi les réserves doivent être réduites, immédiatement.
Des vivres pour les mauvais jours
Pourquoi les assureurs-maladie ont-ils besoin de réserves? Et comment sont-elles fixées?
Patrick Rohr: En remboursant 500 francs à toute personne domiciliée en Suisse, comme le demande l’Union syndicale?
Reto Wyss: La proposition est un peu exagérée, je vous l’accorde, mais nous voulions surtout donner un ordre de grandeur. Et avec un taux de solvabilité de 100%, tel que l’exige maintenant la loi, ce montant serait encore plus élevé, soit 738 francs par personne. Il faudrait définir précisément la manière dont on procéderait techniquement à un tel remboursement. Mais en termes de volume, ce montant correspondrait aux 6,4 milliards excédentaires.
Patrick Rohr: Monsieur Suter, que pensez-vous de cette proposition?
Armin Suter: L’idée semble séduisante, mais elle ne tient pas la route. Monsieur Wyss a lui-même reconnu que sa mise en œuvre ne serait pas simple d’un point de vue technique. Il faudrait tout d’abord tenir compte de la situation financière de chaque assureur, qui est très variable. Parmi les quelque 50 assureurs-maladie actifs sur le marché, certains n’ont même pas 500 francs de réserve par personne. S’ils devaient verser cette somme, ce serait la faillite immédiate.
Reto Wyss: Je suis d’accord avec vous. Ce sont surtout les petites caisses, dont la structure de risque est complètement différente, qui ont parfois des taux de solvabilité indécents, dépassant parfois 600%. Mais ce qui nous intéresse, c’est le système de la LAMal dans son ensemble et, en principe, cela fonctionnerait. Il faudrait simplement constituer une sorte de pool de réserves, rattaché à l’Institution commune LAMal. Le risque serait alors réparti sur l’ensemble du système, et rien que cela nous permettrait de réduire encore davantage les réserves.
Armin Suter: Nous devons cependant travailler avec le système actuellement en place, dans lequel il n’est pas prévu de constituer de pool.
Reto Wyss: Un tel pool irait évidemment dans le sens d’une caisse unique, ce qui ne vous plaît pas, bien entendu.
Armin Suter: Le peuple s’est prononcé clairement contre la caisse unique à plusieurs reprises déjà.
«Dans une assurance sociale, un tel enjeu ne devrait pas être soumis à l’arbitraire des caisses.»
Reto Wyss
Patrick Rohr: Une redistribution obligatoire telle qu’envisagée par l’Union syndicale ne vous dérange pas, Monsieur Suter?
Armin Suter: Si, bien sûr. Nous sommes en faveur d’un système libéral, et celui-ci fonctionne: quatorze assureurs-maladie ont volontairement réduit leurs réserves lors de l’approbation des primes l’année dernière, alors que seul un assureur l’avait fait l’année précédente.
Reto Wyss: N’empêche que, globalement, ces remboursements sont nettement insuffisants. En 2021, ils s’élevaient à peine à 400 millions de francs, ce qui est bien loin des chiffres dont nous parlons.
Armin Suter: Les nouvelles conditions-cadres permettent non seulement de réduire considérablement les réserves, mais aussi de calculer les primes de manière beaucoup plus précise. Jusqu’à présent, les primes devaient couvrir les coûts. Désormais, on peut même calculer une perte, et c’est ce que font les assureurs. Je pense que, d’ici fin 2022, nous allons enregistrer une perte d’un milliard de francs au total, ce qui est considérable. Et comme cela va encore s’accélérer, les réserves seront complètement épuisées dans un délai de trois à cinq ans.
Patrick Rohr: Regardons concrètement les chiffres de la CSS. Vous avez des réserves de 1,3 milliard de francs, ce qui correspond à un taux de solvabilité de 203%. Avec les réductions de primes, vous n’avez restitué que 90 millions jusqu’à présent.
Armin Suter: C’est exact. Toutefois, il faut regarder non seulement le montant du remboursement proprement dit, c’est-à-dire les 90 millions, mais aussi la perte que nous devons absorber, et cette perte est du même ordre de grandeur. Notre plan est prévu pour une durée de cinq ans; d’ici là, les réserves seront épuisées.
Patrick Rohr: Cela vous semble raisonnable, Monsieur Wyss?
Reto Wyss: Premièrement, la CSS pourrait en faire davantage. Deuxièmement, toutes les caisses ne font malheureusement pas de même. Troisièmement, et c’est le point principal: dans une assurance sociale, un tel enjeu ne devrait pas être soumis à l’arbitraire des caisses. Si une personne a participé à la constitution de réserves excessives pendant dix ans et bêtement changé de caisse un an trop tôt, elle ne recevra rien, et c’est injuste. A l’inverse, une personne qui vient de passer à cette caisse profitera de la réduction sans avoir contribué au surplus, ce qui est tout aussi injuste.
Patrick Rohr: Les personnes qui ont payé des primes trop élevées pendant des années et qui passent ensuite à une caisse moins chère précisément pour réduire leurs primes sont donc les pigeons dans cette histoire …
Reto Wyss: Exact. Et dans cette nouvelle caisse, l’année suivante, les primes augmenteront encore plus.
Armin Suter: La priorité devrait donc être donnée au calcul au plus juste des primes. Un remboursement des réserves doit être considéré comme une mesure subsidiaire. Par ailleurs, nous pensons qu’il faut améliorer les règles en matière de communication. Certaines caisses ont communiqué la réduction des réserves particulièrement tôt. Nous pensons que cette information doit être communiquée à une période précise, à l’instar du montant des primes, qui peut être annoncé au plus tôt fin septembre. Cela permettrait d’éviter les abus.
«Les nouvelles conditions-cadres permettent de réduire considérablement les réserves et de calculer les primes de manière beaucoup plus précise.»
Armin Suter
Patrick Rohr: N’ayant pas pu constituer suffisamment de réserves avec les basses primes, la CSS a dû regrouper ses deux caisses les moins chères au début de l’année. L’époque des caisses bon marché est-elle révolue, Monsieur Suter?
Armin Suter: Je tiens à préciser que le regroupement était prévu de longue date et que la CSS n’y a pas été contrainte.
Reto Wyss: Le taux de solvabilité des deux caisses était pourtant bien inférieur à 100%.
Armin Suter: Seulement en 2021; avant cela, il était nettement au-dessus. La raison de ce recul est la forte croissance. Quand on a une très forte croissance, on a soudain besoin de plus de réserves, et si on n’en a pas, le taux de solvabilité baisse.
Patrick Rohr: S’il y a eu une telle croissance, c’est que les primes étaient trop basses.
Armin Suter: Les primes étaient basses, oui. Mais le regroupement était prévu pour début 2022 depuis des années déjà, et nous savions que cela résoudrait l’éventuel problème des faibles réserves.
Patrick Rohr: Mais force est d’admettre que le modèle des caisses bon marché n’est pas durable.
Armin Suter: La compensation des risques a permis de rééquilibrer le marché. Nous avions introduit les caisses affiliées pour éviter de perdre une partie de notre clientèle. Mais grâce aux ajustements apportés par la compensation des risques, cela n’est plus nécessaire. C’est pour cette raison que plusieurs groupes ont procédé à des fusions. Maintenant, nous pouvons à nouveau nous concentrer sur la production, c’est-à-dire sur la concurrence liée aux modèles, à la qualité du service et aux frais administratifs.
Reto Wyss: Cela dit, même la caisse la moins chère est encore beaucoup trop chère pour un vendeur de chaussures ou une paysagiste, car elle est financée par des primes par tête, comme toutes les autres caisses. Le seul correctif introduit à des fins sociales dans la LAMal, ce sont les réductions de primes. Mais le poids financier relatif de celles-ci a diminué de moitié au cours des vingt dernières années, alors que la charge des primes a doublé. Cette solution n’est plus la panacée, et le système actuel n’est pas viable. Nous avons donc besoin d’un financement social, comme le demande notre initiative d’allègement des primes. Et nous devons poursuivre nos efforts dans le domaine des soins intégrés. Cet enjeu doit être mieux encadré, car ce sont les grandes caisses qui peuvent mettre en place de grands réseaux intégrés avec des modèles de soins à large échelle. Cela conduit à une concentration toujours plus grande du marché, dans lequel les rapports de force sont faussés. A plus long terme, le système s’apparenterait à une caisse unique, à la différence que cette caisse serait hélas contrôlée par le secteur privé au lieu d’être gérée par des instances démocratiques et politiques.
Armin Suter: (rires) La caisse unique, la solution illusoire à tous les problèmes de santé publique.
Patrick Rohr: Pourquoi une solution illusoire?
Armin Suter: Les monopoles ne sont jamais efficaces.
Reto Wyss: Et si tous les frais de marketing et de publicité disparaissent?
Armin Suter: L’instance qui détient le monopole n’a pas d’intérêt à être efficace, puisqu’elle n’est pas soumise à la concurrence. Et les personnes assurées perdent leur liberté de choix.
Reto Wyss: J’apprécie la liberté de choix lorsque je fais mes courses, lorsque je peux choisir entre deux marques de spaghettis. Mais la santé est un droit fondamental, et la liberté de choix n’est pas un facteur déterminant dans ce domaine. Je veux simplement obtenir le meilleur traitement, le plus rapidement possible. D’autant qu’il n’y a pas de liberté de choix dans l’AOS, puisqu’elle est obligatoire. On est contraint à payer des primes tous les mois. Des primes par tête, bien sûr.
Patrick Rohr: Si l’on regarde le nombre de caisses qui ont fusionné ou disparu ces dernières années, on se dirige effectivement vers une forte concentration.
Armin Suter: Elle est en cours et se poursuivra encore. Mais nous sommes encore loin d’une position dominante de certains assureurs-maladie. A long terme, nous aurons un oligopole efficace, composé d’une bonne douzaine de prestataires solides. Il s’agira plutôt d’un renforcement du système.