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Y a-t-il trop d’hôpitaux en Suisse?

Le fédéralisme est-il une entrave à une véritable réduction des coûts de la santé? Dans le débat entre Thomas Cerny, chercheur sur le cancer, et Pierre Alain Schnegg, directeur de la santé publique du canton de Berne, des rapprochements surprenants sont observés.

Thomas Cerny, président de la fondation de la Recherche suisse contre le cancer

Pierre Alain Schnegg, directeur de la santé publique et de la prévoyance sociale du canton de Berne

Patrick Rohr, journaliste et photographe

18. juin 2018

Patrick Rohr (PR): Monsieur Cerny, il y a quelques années, vous aviez affirmé lors d’une interview: «Le fédéralisme est une entrave à la qualité et tue les patients.» Seriez-vous prêt à tenir les mêmes propos aujourd’hui?
Thomas Cerny (TC): La formulation est certes dure, mais effectivement, nous ne pouvons plus travailler pour l’efficacité et la qualité sur des territoires restreints. La qualité ne va pas sans la quantité correspondante, et cela passe forcément par un regroupement plus important. Nous devons réfléchir en termes de régions rassemblant des millions de personnes, et non de cantons ne comptant parfois qu’environ 20 000 habitants.

Le système de santé fédéraliste

PR: Vous contesteriez donc aux petits cantons le droit d’avoir leur propre hôpital?
TC: Il faut opérer des regroupements pour atteindre une certaine taille critique. Nous avons trop d’hôpitaux et devons travailler à optimiser la qualité aux endroits où elle est déjà élevée aujourd’hui. Quand il y a des déficits, nous devons aussi être prêts à prendre des mesures structurelles. Les fermetures d’hôpitaux ne doivent pas être taboues. Cela ne veut pas forcément dire que l’hôpital disparaîtra. Il peut par exemple se transformer en centre de services d’un réseau de soins.

PR: Monsieur le conseiller d’Etat, que pensez-vous des propositions de Monsieur Cerny?
Pierre Alain Schnegg (PAS): Prenons le canton de Berne et la région «Oberland», dont la superficie est supérieure à celle du canton de Zurich, mais où vivent seulement 100 000 personnes. Ces gens ne peuvent-ils donc pas prétendre à des soins? Ils n’ont pas besoin de disposer de tous les services, certes, mais doivent tout de même avoir accès à la médecine de premier recours. Si l’on ferme l’hôpital, on sait que bientôt, il n’y aura plus de médecins de famille, et que les soins de base ne seront plus assurés. De nombreuses offres peuvent être concentrées, et des efforts doivent encore être fournis dans ce sens, mais une bonne médecine de premier recours doit être garantie sur l’ensemble du territoire. Et celle-ci ne peut pas être définie autrement qu’au niveau cantonal.

«Une bonne médecine de premier recours doit être garantie sur l’ensemble du territoire.»

Pierre Alain Schnegg

PR: Et pourquoi pas? Le canton d’Uri, par exemple, a-t-il vraiment besoin de son propre hôpital? Un grand hôpital pour la Suisse centrale ne suffirait-il pas?
PAS: Le but de mon combat n’est pas que chaque canton dispose de son propre hôpital. Je ne peux parler que pour le canton de Berne et j’affirme qu’ici, nous avons besoin d’une bonne médecine de premier recours sur tout le territoire.

PR: Donc vous êtes d’accord avec Monsieur Cerny?
PAS: Nos avis ne sont pas très éloignés l’un de l’autre, c’est certain.

PR: Vos collègues de la Conférence des directeurs de la santé qui représentent les cantons plus petits ne l’entendront pas de cette oreille, non?
PAS: Monsieur Cerny et moi-même sommes d’accord sur le principe, à quelques différences près: quand on cherche une autre solution que la cantonale, il y a la fédérale. Entre les deux, il n’y a rien. Que deux ou trois cantons veuillent dresser une liste commune des hôpitaux, je veux bien! Mais qui traitera alors tel souci de santé? Qui sera la première instance, qui sera la deuxième? Ce n’est pas aussi simple que cela. Il est néanmoins judicieux que les cantons discutent ensemble.

PR: Autrement dit, votre idée de regroupement plus large ne fonctionne pas d’un point de vue purement structurel, Monsieur Cerny.
TC: Prenons l’exemple du Greater London, une région aussi grande que la Suisse par rapport à la population: au moins 8 millions de personnes y vivent, et elle compte 32 hôpitaux. Je ne suis pas un partisan du National Health Service d’Angleterre, mais tout de même: dans ces 32 hôpitaux, les patients peuvent bénéficier de tout ce que la médecine a à offrir. Nous devons donc nous poser la question suivante: la Suisse a-t-elle déjà atteint le stade où le système n’est plus abordable pour de nombreuses personnes, ou pouvons-nous continuer à évoluer à force de petites adaptations? Quand je regarde la seule évolution démographique, je me dis qu’il faut agir de toute urgence. Notre politique est très molle, et les responsables réfléchissent en termes d’horizons temporels de trois à quatre ans. Voici déjà presque 40 ans que je travaille dans le domaine de la santé, et je peux vous dire que mon horizon est plus large. Nous sommes dans une situation qui nous force à revoir réellement notre manière de penser.

PR: Donc à remplacer les cantons par des régions de santé?
TC: De par leur taille, le canton de Berne et celui de Zurich peuvent constituer une région, mais quand même un canton à moitié aussi grand que Köniz veut son hôpital, nous devons de toute urgence revoir notre manière de penser!
PAS: Je ne peux que vous rejoindre sur ce point. Si nous continuons comme
jusqu’ici, nous ne parviendrons jamais à atténuer la croissance. Cependant, les modifications purement structurelles n’apportent aucune solution. Nous avons besoin d’autres approches. Selon moi, il serait essentiel que nous puissions enfin exploiter toutes les données disponibles, pas avec deux ans de décalage, mais en temps réel. Si le nombre de certaines interventions augmentait alors subitement de manière inexplicable, on pourrait s’en rendre compte.

PR: Mais n’est-ce pas précisément la concurrence entre les cantons, Monsieur Schnegg, qui entraîne de tels excès? Dans le sens où chaque hôpital cherche à exploiter pleinement son infrastructure?
PAS: Oui, mais la question est plutôt: pourquoi construit-on autant? C’est une décision qui relève purement de la politique et de la promotion économiques.

«Le problème est que pour le moment, chacun voit son avantage.»

Thomas Cerny

PR: Regardons les choses en face, Monsieur Cerny: sur le plan de l’économie nationale, les hôpitaux ont une grande importance, notamment en termes d’emplois. De plus, ils correspondent à un besoin de la population.
TC: Le domaine de la santé est indiscutablement le principal secteur de services d’une société moderne. Mais quand un canton développe sa politique de l’emploi autour des hôpitaux et qu’il file en douce des mandats à l’une ou l’autre société de construction, il faudrait qu’il le déclare et supporte lui-même une grande partie des investissements sans le répercuter sur les payeurs de primes. Or, c’est bien ce qui se passe.

PR: Et il se produit aussi ceci: les cantons s’assurent qu’un nombre croissant de traitements est dispensé en milieu ambulatoire plutôt qu’hospitalier pour ne pas devoir participer aux coûts.
PAS: Nous pouvons volontiers discuter d’un nouveau système de financement. J’y suis tout à fait ouvert personnellement. Mais cela ne permettrait pas d’économiser un seul centime. Si vous avez une facture de 100 francs à payer, il importe peu de savoir si vous la réglez, si votre femme s’en charge ou si vous payez chacun 50 francs, car au final, votre ménage devra bien débourser 100 francs.
TC: Vous avez raison si l’on considère la situation sous l’angle purement financier. Mais le problème est que pour le moment, chacun voit son avantage. Comme au Mikado, chacun attend que l’autre fasse bouger un bâton en premier et perde la partie.

PR: Dans la même veine, l’introduction des forfaits par cas il y a six ans n’a pas apporté les améliorations souhaitées. Aucune trace d’économie notoire, et comme toujours une grande opacité.
PAS: J’estime que, dans le canton de Berne, nous avons largement mené à bien notre mission. Selon moi, la seule chose qui entraînerait un changement fondamental de système serait la faillite d’un hôpital public. Cela effraierait les gens.

PR: Voulez-vous dire par là que l’on maintient effectivement en vie
de nombreux hôpitaux de manière purement artificielle?

PAS: Le problème n’est pas lié au nombre d’hôpitaux. La question porte sur ce que nous offrons dans une institution. Il n’est pas nécessaire d’avoir une unité de chirurgie cardiaque dans chaque région du canton de Berne. Un service centralisé ferait l’affaire.
TC: Il est important de permettre l’accès aux soins à chacun. La distribution doit être juste! Prenons l’exemple de la Suède. Un pays gigantesque. Là-bas, certaines femmes peuvent parcourir jusqu’à 800 km, en avion en cas d’urgence, pour se rendre dans une maternité.

PR: Voudriez-vous aller aussi loin et demander à une habitante de l’Engadine de prendre l’avion à Samedan jusqu’à Berne pour aller accoucher?
TC: Cet exemple est extrême. Mais si nous voulons que le système se porte bien dans 20 ans, y compris dans le contexte de l’augmentation des frais d’investissement, il faut que nous centralisions certains services.

Interview: Patrick Rohr

PR: Là où le bât blesse, Monsieur Schnegg, c’est que chaque responsable politique qui veut fermer un hôpital commet un suicide politique, non?
PAS: Je peux tout à fait m’imaginer que certains directeurs de la santé voient les choses ainsi.

PR: Mais en ce moment, vous sentez des vents contraires violents qui soufflent de l’Oberland, où vous voudriez cesser de subventionner l’hôpital de Zweisimmen.
PAS: Cela m’est tout à fait égal! Je préférerais ne pas être réélu plutôt que de prendre une mauvaise décision.
TC: Je suis heureux de vous l’entendre dire!
PAS: Je savais que cette décision ne serait pas propice à ma réélection. Beaucoup de gens m’ont interrogé sur les raisons de ce choix, juste avant les élections. Mais c’est exactement le problème qui se pose en politique: nous devons systématiquement prendre des décisions sur la base de la question de ce qui est utile ou non à la population.

PR: Si tous les politiques réfléchissaient de la sorte, tous les problèmes trouveraient-ils une solution, Monsieur Cerny?
TC: Je suis persuadé que les gens sont de plus en plus nombreux à constater que les responsables politiques qui s’exposent s’engagent véritablement en faveur de la population. Je suis persuadé, Monsieur Schnegg, qu’il y a des gens qui vous ont précisément élu grâce à cette décision. Avec de bons arguments, on peut réussir à convaincre les gens. Tout est dans la communication. Si un hôpital est le principal employeur d’une région, il faut être capable de proposer des solutions de rechange. Si une décision est intégrée à une politique globale, les gens jouent le jeu. Verena Diener, en tant que directrice de la santé, a fermé des hôpitaux à Zurich, ce qui ne l’a pas empêchée de se faire réélire. Elle est même entrée au Conseil des Etats. Et pourquoi? Parce qu’elle a réussi à expliquer clairement à la population que la fermeture n’impliquerait pas la mort de la région, car il y aurait de nouveaux besoins (aide et soins à domicile, soins palliatifs) nécessitant également du personnel.

PR: Vous êtes d’accord, Monsieur Schnegg?
PAS: Mon avis sur la question n’est pas très différent du vôtre, Monsieur Cerny. Nous devons nous préparer à l’avenir. Et peut-être qu’à un moment donné, il faudra se demander si les 26 cantons représentent encore la bonne structure organisationnelle. Si ce n’est plus le cas pour la santé, ce constat s’étend peut-être à d’autres domaines: formation, transports, etc.
TC: Dans un monde où l’Asie se développe à pas de géant, comment pouvons-nous être compétitifs avec nos structures exiguës? Cela peut encore fonctionner au niveau de l’école primaire, mais pas au-delà.

Thomas Cerny

Le professeur Thomas Cerny est président de la fondation de la Recherche suisse contre le cancer, membre du comité de la Ligue suisse contre le cancer et d’Oncosuisse et expert chez Swissmedic. Avant son départ à la retraite en 2017, il était médecin-chef au service d’onco-hématologie de l’Hôpital cantonal de St-Gall.

Pierre Alain Schnegg

Pierre Alain Schnegg est directeur de la santé publique et de la prévoyance sociale du canton de Berne depuis 2016. Auparavant, il était membre du Grand Conseil UDC et de la Commission de la santé et des affaires sociales du parlement cantonal bernois ainsi que chef d’entreprise.

Patrick Rohr

Patrick Rohr est journaliste et photographe. A Zurich, il possède sa propre agence de communication et de production médiatique. Il a été rédacteur et animateur dans des émissions de la télévision suisse alémanique («Schweiz aktuell», «Arena», «Quer», etc.) jusqu’en 2007.

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