Prestations dans l’assurance de base: perdons-nous la confiance?
Patrick Rohr (PR): Le catalogue des prestations tel qu’il se présente aujourd’hui est-il un instrument adapté pour maîtriser les dépenses de santé?
Markus Trutmann (MT): Je considère que de manière générale, le système actuel est bon. Il repose sur le principe de confiance, et donc sur le fait que le médecin agit toujours dans l’intérêt du patient. En cas de doute quant à la réelle utilité d’une intervention, elle peut être remise en question par une procédure de clarification du caractère controversé des prestations. Le système comporte l’avantage qu’il favorise l’innovation. Les nouveaux médicaments, technologies et techniques d’opération parviennent vite jusqu’au patient.
Les prestations obligatoires dans la LAMal
Le principe de confiance du système de santé suisse sous-tend l’ensemble des traitements médicaux. Le législateur se fie au fait que seules les prestations qui montrent leur effet sont exécutées.
PR: Parce que l’on peut les tester sans procédures d’autorisation longues?
MT: Tout à fait.
PR: Qu’en pensez-vous, M. Rosemann?
Thomas Rosemann (TR): Dans un système de santé où les médecins peuvent facturer les prestations de manière plus ou moins arbitraire, il y a un risque d’effets pervers. Il se peut que les indications soient posées d’un point de vue non seulement médical, mais aussi financier.
PR: Vous remettez donc en question le principe de confiance?
TR: Je suis un défenseur absolu de ce principe. Le corps médical l’a acquise au fil des siècles et c’est une grande conquête. En ce moment, j’entrevois le risque que nous perdions cette confiance. Aujourd’hui, chaque hôpital doit être rentable et cette évolution est dangereuse. Quand seuls des indicateurs servent d’élément d’orientation, le capital de confiance bâti au fil des années est ruiné.
« Le principe de confiance est bon, mais nous devons reconquérir la confiance. »
Thomas Rosemann
PR: Vous pensez donc que de nombreuses décisions sont guidées par la perspective de profit?
TR: Oui.
PR: Qu’est-ce qui vous amène à ce constat?
TR: Les bonus versés aux médecins, par exemple. Ou la pression exercée sur les directeurs de clinique pour qu’ils travaillent de la manière la plus économique possible.
MT: Le refus de principe de travailler selon les critères économiques est stérile. Chaque profession doit le faire. Les incitations économiques peuvent même favoriser la qualité. Lors de l’introduction des DRG en Suisse, les mesures d’amélioration de la sécurité des patients ont ainsi connu un boom, non pas parce que les hôpitaux se seraient soudain souciés des patients, mais parce que le travail économique permet entre autres d’éviter les complications.
PR: En tant que patient, comment puis-je me fier aux médecins, et être sûr qu’ils recherchent d’abord ce qui est le mieux pour ma santé, et non pas pour les finances de l’hôpital?
MT: On peut attendre du patient qu’en tant que citoyen majeur, il se montre critique et pose des questions.
PR: M. Rosemann, peut-on vraiment déléguer cette tâche au patient?
TR: Non, ce serait trop facile. Ce n’est pas du tout comme dans un magasin d’appareils électroniques, où le client doit choisir une nouvelle télé parce que son ancienne est fichue. Dans ce cas, il peut opter pour un modèle ou l’autre sans conséquences graves. En médecine, c’est très différent. Nous travaillons avec les peurs. Lorsque le cardiologue dit: vous avez besoin d’un cathéter cardiaque, sans lequel vous ferez un infarctus et mourrez ou souffrirez de lésions graves, je ne crois pas que le patient puisse vraiment se décider en toute liberté. Il y a une grande différence, et c’est pour cela que les principes du marché libéralisé ne fonctionnent pas dans le système de santé. Le déséquilibre des connaissances entre les deux parties prenantes est très grand. Ce serait trop facile que les médecins se mettent à chercher des prétextes et à ne pas assumer leurs responsabilités à l’égard des patients.
MT: C’est vrai, il y a cette asymétrie de l’information entre le patient et le médecin. Mais elle existe aussi lorsque je dépose ma voiture chez le garagiste. Je n’y comprends effectivement rien à la mécanique. Nous ne devrions pas mettre sur un piédestal la profession de médecin. L’asymétrie de l’information est partout. Et finalement, le patient n’est pas non plus seul. En général, il se renseigne d’abord auprès de son médecin de famille. Puis il y a l’assureur-maladie, qui devrait renforcer son rôle de comptable de son client, l’assuré.
PR: Et comment?
MT: Par exemple en proposant le second avis dans les prestations assurées. Le patient devrait pouvoir accéder plus facilement à un second avis, sans charge financière ou en se faisant orienter vers des experts.
PR: M. Rosemann, vous secouez la tête?
TR: Je suis critique sur ce point. Pour le coup, ce serait vraiment une perte de confiance! On ne fait plus confiance à son médecin, mais on va chez un deuxième médecin désigné par l’assureur.
PR: Ce serait l’aveu même que le principe de confiance ne fonctionne effectivement plus, M. Trutmann!
MT: Non, non, cette démarche met à mal au plus au point le narcissisme du médecin. Un médecin ayant une personnalité affirmée et sûr de ce qu’il sait n’a aucun problème avec le fait que son patient se procure un second avis. Cela n’ébranlera pas la confiance de son patient.
TR: Oh, si! Beaucoup de médecins de famille ont capitulé. Souvent, les patients les perçoivent comme des empêcheurs de tourner en rond, car ils leurs disent: cela n’est pas nécessaire, cela peut attendre. Le patient préfère croire son spécialiste, qui fait quelque chose, qui agit. Dans notre système, l’absence d’action motivée ne mérite ni rétribution ni honneur.
MT: Je ne pense pas que les médecins de famille soient aussi résignés que vous le prétendez. Je le vis dans la région bâloise: lorsque le service n’est pas satisfaisant dans un hôpital, pour une quelconque raison, les médecins de famille réagissent immédiatement en s’adaptant en conséquence au moment de l’orientation de leurs patients. Et comme les hôpitaux subissent une pression économique, leur réaction est également immédiate.
TR: Il y a de nombreux domaines où ni le patient ni le médecin de famille n’est en mesure de juger de la qualité des processus dont nous parlons en ce moment. Faut-il trois ou cinq stents? Cela améliorera- t-il son état de santé en cas de rétrécissement des artères coronaires? Le patient n’est pas à même d’en juger.
PR: De nombreuses opérations ne sont-elles pas simplement réalisées parce qu’elles peuvent l’être?
MT: Les médecins sont en fait les victimes du progrès médical. Le taux de réussite abaisse le seuil d’inhibition à opérer quelqu’un. Toutefois, en médecine, la situation n’est pas toujours tranchée. Il y a naturellement des cas qui sont clairs, mais il y a aussi de nombreuses zones d’ombre. Il est dans la nature même de la médecine de ne pas pouvoir prédire à 100% qu’une intervention aura le succès escompté chez un patient. Quand un acte présente un faible risque et un taux de réussite élevé, on a naturellement tendance à vouloir tenter de l’exécuter plutôt que de s’en abstenir.
PR: Est-ce précisément cette évolution qui entraîne une augmentation croissante des coûts de la santé?
MT: Nous vivons dans une société d’abondance. Nous avons tout en trop grande quantité. Pourquoi en serait-il donc autrement en médecine?
TR: Revenons-en au patient: le patient a un bateau à voile, une voiture, un appartement de vacances. Et là, il se dit qu’il souhaite aussi une nouvelle prothèse de la hanche. Cela ne marche pas ainsi! Personne, que cela soit dans un pays en situation de sur- ou sous-approvisionnement, ne souhaiterait se faire remplacer une hanche avant que cela ne soit vraiment nécessaire. Il ne voudra pas non plus de cathéter cardiaque ou de CT des poumons si cela n’est pas indiqué. Il est donc question de la qualité de l’indication: naturellement, nous devons prodiguer à chacun des soins optimaux, mais au bon moment, à savoir, lorsque cela est indiqué. Des interventions très coûteuses pourraient être remplacées par des méthodes thérapeutiques conventionnelles meilleur marché, avec un résultat identique en termes de qualité et de quantité de vie. Cela ne comporterait aucun inconvénient pour le patient, mais reviendrait beaucoup moins cher pour le système.
« On peut attendre du patient qu’en tant que citoyen majeur, il se montre critique et pose des questions. »
Markus Trutmann
PR: Et pourquoi renonce-t-on à ces interventions?
TR: Parce que les effets pervers sont tels que les prestations non indiquées sont très bien remboursées. Aujourd’hui, si je prends la direction d’une clinique et que je juge très critiques les indications, en conséquence de quoi je soigne peut-être un tiers de patients en moins, je ne garderai pas mon poste très longtemps.
PR: Le système présente donc des manquements évidents, M. Trutmann?
MT: Selon moi, pour lutter efficacement contre les effets pervers sur le plan financier, que nul ne conteste par ailleurs, il faut commencer par mesurer la qualité des indications. Et nous touchons au cœur du problème: mettre en œuvre les mesures. Mesurer signifierait instaurer la transparence. A ce niveau, je constate une très grande résistance.
PR: Vous représentez un grand nombre de chirurgiens de ce pays. Ceux-ci seraient-ils ouverts à ce type de transparence?
MT: Nous nous sommes déjà engagés sur la voie de la transparence, mais pas de manière suffisante. Par exemple, il existe déjà un registre national des prothèses de la hanche et du genou, qui couvre 95% de toutes les interventions. En chirurgie cardiaque et en neurochirurgie, nous n’avons pas encore de registre public, mais des projets ont déjà été développés dans ce sens. Le seul moyen de parvenir à nos fins est d’associer les incitations financières à la qualité.
PR: Cela signifie que le bonus ne serait versé qu’en cas de réussite suffisante de l’opération?
MT: Ou qu’une déduction serait appliquée en cas de mauvaise qualité ou d’absence de participation au registre. L’assureur en tant qu’avocat financier des assurés devrait dire: quand un hôpital ne fournit pas la qualité escomptée, il ne peut prétendre au même tarif que les autres!
PR: Est-ce réaliste, M. Rosemann?
TR: Je suis également d’avis que la transparence est la seule solution. Nous trouvons des exemples correspondants aux Etats-Unis. Là-bas, le constat a été dressé, pour les cathéters cardiaques par exemple, que les chiffres étaient très différents en fonction des hôpitaux, ce qui s’expliquait par la manière différente dont les indications étaient établies. Des critères d’adéquation («appropriateness») ont alors été introduits, et l’on a défini les cas dans lesquels une intervention donnée serait ou non adéquate. Souvent, des examens préalables simples et bon marché n’avaient même pas été effectués, qui auraient permis d’exclure certains actes pour les patients. Après l’introduction de ces critères, les chiffres ont reculé de manière importante. Cela ne peut toutefois fonctionner que si tous les faits sont connus.
PR: Avez-vous l’impression que les médecins seraient prêts à accepter ce changement de système? Dans ce cas aussi, la confiance dans les médecins serait toujours remise en question.
TR: Il y a deux manières de procéder: faire pression ou recourir aux incitations. Je préfère toujours les incitations. On pourrait par exemple permettre aux hôpitaux qui s’affilient de leur plein gré de faire de la publicité.
PR: Donc si je vous comprends bien, Messieurs: le système actuel a des lacunes, mais sur le principe, il est bon?
MT: Je m’y tiens: le principe de confiance est bon, mais nous devons reconquérir la confiance en instaurant la transparence et en proposant des évaluations de type HTA. Autrement dit, nous devons vérifier systématiquement que le rapport coût-bénéfice d’une nouvelle technologie est raisonnable.
TR: Je conserve aussi volontiers le principe de confiance. Mais le patient a le droit de bénéficier de traitements à la pointe du progrès médical. Et il ne doit pas forcément s’agir d’opérations coûteuses.